Catholique de sensibilité plutôt classique, universitaire spécialiste de la Russie à l’université Paris-Ouest-Nanterre, Yves Hamant n’avait pas le profil d’un contestataire. Mais vous avez été confronté aux souffrances d’un de ses proches, victime de dérives sectaires au sein d’une communauté religieuses. Avec deux amis, Xavier Léger [1] et Aymeri Suarez Pazos [2], il anime le un collectif Appel de Lourdes 2013, dont l’objectif est de faire entendre la voix des victimes. Et il essaie d’alerter les évêques sur toutes les formes d’abus de pouvoir, qui vont bien au-delà des problèmes de pédophilie.
La Vie. Nous nous croisons souvent à Lourdes, où vous vous rendez pour alerter les évêques. Vous me sembliez ces derniers temps assez désabusé…
Yves Hamant. Je ne suis pas désabusé, mais angoissé. L’institution prend l’eau de partout et on répare les fuites avec des rustines. Alors que l’affaire lyonnaise révèle une grave crise de l’Eglise, on apprend aux évêques à Lourdes à twitter ! Une scène digne du Titanic.
L’épiscopat français serait-il complaisant avec les moutons noirs ?
Y.H. Il ne s’agit pas de moutons noirs, mais de communautés entières que l’on a laissé se développer hors de tout contrôle, souvent sous les apparences les plus catholiques, autour de fondateurs ou de fondatrices toxiques qui ont instrumentalisé les membres dans ce qu’ils ont de plus sacré, de plus intime : leur lien personnel à Dieu. Cela est de l’ordre du viol, d’un viol diffus, sur lequel il est difficile de mettre un nom, dont il est difficile de prendre conscience, mais qui provoque des dégâts humains aussi graves.
Tout de même, grâce à Benoît XVI, les choses ont vraiment changé, non ?
Y.H. Mon engagement est récent, mais je ne crois pas que les choses aient beaucoup changé en ce domaine. La plupart des communautés concernées relèvent à la Curie du Conseil pour les laïcs, présidé depuis 2003 par un homme très proche de Jean-Paul II. Et l’on m’a confié à Rome dans le creux de l’oreille que, tant que les membres n’en auraient pas été renouvelés, on ne pouvait pas s’attendre à grand-chose. De plus un très mauvais signal a été donné par le sauvetage de la Légion du Christ. Comment une communauté fondée par un personnage aussi pervers que Marcial Maciel Degollado n’aurait-elle pas été profondément contaminée ? Toutes les communautés problématiques sont centrées sur le fondateur ou la fondatrice, sa personnalité, ses visions, son enseignement, voire ses lubies et ses caprices. Il n’y a pas de distinction entre son « charisme » et celui de la communauté. Mais quand les choses tournent mal, que l’on découvre que le bon docteur Jekyll était habité par un méchant Mr Hyde, alors, on vient nous expliquer que le charisme de la communauté était tout à fait différent de celui du fondateur. On nous explique aussi que de nombreux ordres religieux ont été fondés par de grands pécheurs. En oubliant de préciser qu’entre-temps, ils s’étaient convertis !
Et le pape François ? On dit qu’il défend une Eglise moins centrée sur elle-même et qu’il n’a pas peur d’aborder les problèmes ?
Y.H. Le pape François a eu des paroles très fortes. Mais en 2015, nous espérions qu’à l’occasion de l’année de la Vie consacrée il rappelle quelques règles, inscrites dans le droit de l’Eglise, dont le respect aurait permis d’éviter bien des débordements. Et nous ne comprenons pas qu’au Mexique, il n’ait pas rencontré des victimes de Maciel, de même qu’il ne puisse pas rencontrer les victimes lyonnaises.
Pourquoi n’arrive-t-on pas à éradiquer le problème ? Qu’est-ce qui est en cause, au fond ? Une forme de déni ? Une culture du secret ? Un mode de gouvernance ?
Y.H. Certaines de ces communautés sont déjà relativement anciennes, comptent un nombre de membres important répartis à travers le monde. Il en est qui sont manifestement irréformables. Les dissoudre ? Mais qu’est-ce qu’on fait avec les personnes qui sont dedans ? Je prie pour elles aussi tous les jours. Tenter malgré tout de les réformer ? Il faudrait alors des moyens humains d’accompagnement considérables. Alors, on fait du toilettage ; on se trouve toutes sortes de justifications ; on souligne que l’enseignement du fondateur n’est pas entièrement hérétique, etc. Et puis, il y a dans ces communautés des personnes magnifiques qui n’ont pas été contaminées parce qu’elles tiraient d’ailleurs leurs ressources intérieures. Bref, les choses continuent et on laisse des jeunes s’engager. Pour régler le problème, il faudrait du courage, de la volonté, des moyens, la coopération de tout l’épiscopat. Mais même quand il s’agit de toutes petites communautés récentes, les évêques concernés traînent les pieds…
Il faut aussi mettre en cause l’incapacité de l’institution à communiquer. Quand elle détecte des problèmes dans une communauté, dans le meilleur des cas, elle ordonne une enquête canonique, une sorte d’audit. Il doit bien y avoir un document qui l’ordonne ? Il est secret. Le rapport d’enquête ? Evidemment secret. Les procès instruits pas la justice ecclésiastique ? Secrets. La sentence ? Secrète. Le souci de protéger l’intimité des personnes en cause est louable et légitime, mais on pourrait au moins publier des conclusions. Cette opacité favorise toutes les rumeurs et prive la justice de l’un de ses effets : guérir et prévenir.
Faites-vous un lien entre les problèmes de pédophilie et des abus que vous connaissez dans des communautés où le fondateur a été mis en cause ?
Y.H. Je suis en lien direct avec une cinquantaine de personnes victimes d’abus spirituels dans des communautés déviantes : seules deux ont subi des abus sexuels. Mais quand il y a abus sexuel, il est toujours conditionné par l’abus spirituel. Au préalable, l’abuseur a établi, au nom d’une autorité qui lui vient de Dieu, son emprise sur la victime, ce qui lui permet de passer à l’acte. Il en est du même d’un prêtre pédophile. L’enfant qu’il abuse voit en lui comme un représentant de Dieu. « Comment dire non à Dieu », explique une victime dans le film de Tom McCarthy Spotlight. Comparer un prêtre pédophile à un entraîneur de foot pédophile est absurde.
Quel rôle joue le tabou sur la sexualité ou sur l’affectivité ?
YH. Ce qui manque à la compréhension du problème, c’est notamment la prise en compte des données des sciences humaines et sociales. L’Université Paris-Descartes propose un diplôme Emprise sectaire, processus de vulnérabilité et enjeux éthiques. Je suppose qu’il est suivi par autant de séminaristes que le diplôme du Centre pour la protection de l’enfant à l’Université pontificale grégorienne à Rome : c’est-à-dire aucun.
Les communautés considérées se caractérisent par ailleurs par le mépris du corps, qui vient de certains philosophes grecs et n’est pas chrétien. D’où la confusion entre le spirituel et le psychique, à l’origine de pseudothérapies désastreuses. Et quand un membre de la communauté a une dépression nerveuse, on lui dit qu’il ne prie pas assez et on le met en « désert », au pain et à l’eau.
Finalement, l’Eglise peut-elle espérer se débarrasser de ces problèmes ? Que faudrait-il faire pour solder les comptes ? Concrètement ?
Y.H. C’est d’une conversion que nous avons besoin. J’espérais que le film Spotlight en donnerait l’occasion, comme y a appelé un évêque suisse : une conversion de carême. Ce n’est pas un kyste que l’on peut extraire. C’est un symptôme. Dans Spotlight, quelqu’un dit : « Il faut tout le village pour éduquer un enfant, il faut aussi tout le village pour en abuser. » La responsabilité de l’ensemble du peuple de Dieu est engagée, pas seulement celle de la hiérarchie. Avez-vous jamais entendu une intention pour les victimes de dérives sectaires dans la prière universelle ? La presse catholique a aussi une responsabilité particulière. Les médias identitaristes ne veulent pas en entendre parler. C’est pourquoi je salue La Vie qui a eu la première le courage de soulever la question dans son fameux article de 2001 : « Des gourous dans les couvents ».
Avez-vous été tenté de quitter l’Eglise catholique ?
Y.H. La question n’a pas de sens pour moi. Ce n’est pas un parti politique. L’Eglise, c’est mon lien avec le Christ et avec le peuple de Dieu d’aujourd’hui, d’hier et de demain.
Interview Jean-Pierre Denis