Témoignage d’Andrew Sullivan, haut responsable de l’ordre

Mercredi 24 avril 2013 — Dernier ajout jeudi 2 mai 2013

L’histoire improbable du père Alfonso Maria Duran et de la congrégation Miles Jesu, racontée par un ancien dirigeant du groupe. Comme dans la Légion du Christ, ce qui pêche, c’est le diagnostique des responsables de l’Eglise, toujours plus désireux de sauver une congrégation moribonde que de s’intéresser à la détresse morale et physique de ses membres, actuels ou anciens.

Par Andrew Sullivan

Je m’appelle Andrew Sullivan. Entre 1979 et 2008, j’ai été membre de Miles Jesu, une congrégation religieuse catholique. Pendant une dizaine d’années, j’ai été membre du gouvernement général de Miles Jesu et pendant quatre ans, Secrétaire Général de la congrégation, nommé par le fondateur de l’œuvre, le père Alphonsus Duran. A côté de ça, j’ai été le provincial de la congrégation en Europe de l’Est pendant quelques années, et responsable du recrutement pendant une vingtaine d’années. J’ai été prêtre dans cette congrégation entre 2001 et 2008.

J’ai vécu dans la résidence de Miles Jesu à Rome, entre 1995 et 2007. L’enquête sur Miles Jesu a commencé en juin 2007. Ayant un excellent point de vue sur la question, j’ai rédigé un témoignage d’une centaine de pages, sous serment.

Motivé par les déclarations publiques du père Barry Fischer et par les conclusions de l’enquête menée auprès de Miles Jesu, j’ai écrit à mon tour une déclaration publique, faisant écho à l’invitation du père Fischer à « faire connaître toute la vérité ». Je vais commencer en donnant quelques informations d’arrière-plan au sujet de l’enquête et de ses résultats, et ensuite, je voudrais faire quelques commentaires à propos de la déclaration publique du père Fischer, qu’on trouve sur le site Internet de Miles Jesu.

L’enquête a été provoquée par une double cause. Alors que les supérieurs de Miles Jesu ne savaient pas comment gérer ma demande d’exclaustration, Mgr Luigi Moretti, le vice-régent du Vicariat de Rome, m’a conseillé de contourner les supérieurs de mon ordre et de faire directement appel au cardinal Ruini. C’est ainsi que le 16 mai 2007, je lui ai exposé les graves raisons pour lesquelles je demandais de vivre en dehors de Miles Jesu. Je lui ai ensuite expliqué en détail tous les dysfonctionnements internes de la communauté. Ce document fournissait à la hiérarchie de l’Eglise, pour la première fois, une vue d’ensemble sur les modes de fonctionnement tortueux de Miles Jesu, derrière les impeccables apparences extérieures.

Quelques jours plus tard, le Vicariat de Rome et la Congrégation pour les Instituts de Vie Consacrée et les Sociétés de vie apostolique ont reçu un appel au secours d’une douzaine de responsables de Miles Jesu. Ils faisaient état d’une « situation critique » et demandaient une intervention du Vatican, afin de résoudre des « injustices » et « soulager de grandes souffrances … de la manière la plus charitable et la plus prudente possible, sous le contrôle de l’Eglise ». Ce document demandait explicitement une enquête canonique, laquelle « serait d’un grand secours dans la crise actuelle ».

Par la suite, le 25 Juin 2007, avec la permission de la Congrégation pour les Instituts de Vie Consacrée et les Sociétés de Vie Apostolique, le Vicariat a donc nommé un Visiteur Canonique pour faire une enquête sur Miles Jesu. Le décret disciplinaire du cardinal Ruini évoquait les raisons suivantes :

« Cette enquête cherchera à vérifier le bien-fondé des allégations de violation de la discipline canonique, de vérifier la façon avec laquelle cette famille ecclésiale est gouvernée et le réel mode de fonctionnement de ses organes de gouvernement, ainsi que d’examiner la vie communautaire de chaque religieux sous tous ses aspects - y compris les relations entre eux et avec les supérieurs - et l’administration des biens, en particulier ceux qui constituent le patrimoine de la congrégation. Cette enquête devra établir un rapport final détaillé qui sera présenté à l’Ordinaire du diocèse de Rome, ainsi qu’à la Congrégation pour les Instituts de Vie Consacrée et les Sociétés de Vie Apostolique, pour toutes les mesures qui seront jugées appropriées et nécessaires ».

Les documents avancent plusieurs raisons pour justifier une enquête approfondie, et notamment les faits suivants :

Dans une affaire comprenant des baisers, des fellations et des actes de masturbation, le père Duran a été accusé de sollicitations sexuelles sur des jeunes garçons de la congrégation et sur des candidats. Le Vicaire Général, ainsi que d’autres membres, ont été accusés d’avoir étouffé l’affaire.

Le père Duran a été accusé d’être accroc à certaines drogues, notamment des analgésiques et des psychotropes. A cause de cette dépendance, il se trouvait toujours dans un état second, malgré quelques moments de lucidité. Il était incapable de gouverner.

Pendant de nombreuses années, il a manifesté une utilisation ultra-autoritaire du pouvoir, des symptômes sociopathiques, une dynamique sectaire, et un total mépris pour les exigences du droit canonique et civil. A côté de cela, copiant le mode de fonctionner des loges maçonniques, un engagement secret permettait de protéger le père Duran et lui permettait de garder le contrôle sur la nomination de ses successeurs.

Les documents précisent également que les méthodes de gouvernance du père Duran incluaient le fait de maintenir ses sujets dans l’ignorance et sans études. Il avait créé une nouvelle forme d’obéissance qui détruisait la santé mentale et physique de ses membres, en piétinant leur simple dignité humaine. C’est ainsi qu’il exigeait par exemple qu’un membre lui fasse du bouche à bouche, qu’il le lave ou qu’il lui administre des doses de drogue.

Alors qu’il assurait à ses membres que ces façons d’agir et ses pratiques spirituelles correspondait à la plus pure tradition de l’Eglise Catholique, les méthodes de gouverner du père Duran étaient en fait surtout basées sur des techniques de suggestion, sur des mensonges, des humiliations et des manipulations. Sous le prétexte d’une loyauté inconditionnelle à l’égard du pape, les membres de la hiérarchie catholique étaient manipulés afin de soutenir publiquement la congrégation, ignorant bien sûr complètement les méthodes internes de gouvernement du groupe.

Les documents soulignent que les candidats étaient recrutés par des mensonges et des promesses trompeuses, comme par exemple de pouvoir faire des études, de devenir prêtre ou d’être envoyé en mission dans tel ou tel pays. Par la suite, il n’y avait en fait aucun programme de formation sérieux. Et c’est ainsi que les nouveaux membres, incultes et ignorants, étaient amenés par la contrainte à consacrer leur vie à Miles Jesu. Les Constitutions de la congrégation ont été conçues pour assurer un maximum de droits à l’institut et minimum de droits aux membres. La tâche principale des membres de la congrégation consistait à recruter de nouveaux candidats, à chercher des fonds et à essayer de mettre en œuvre les dernières idées imprévisibles du fondateur.

Au moment de l’enquête, plusieurs dizaines de membres se trouvaient dans un état émotionnel très préoccupant. Neuf avaient des comportements clairement suicidaires.

Je ne mentionne ici que la partie émergée de l’iceberg. Entrer dans la congrégation de Miles Jesu, c’était comme tomber dans le terrier du lapin d’Alice au pays des merveilles, vers une forme expérimentale de vie consacrée, qui échappait à la surveillance de l’Eglise, et se développait de manière scélérate hors de tout contrôle.

Après une enquête de près de deux ans réalisée par le père Anthony McSweeney, le cardinal Vallini a nommé le père Barry Fischer comme Commissaire de Miles Jesu, le 25 mars 2009. A ce jour, le rapport établi par le père McSweeny est resté dans l’ombre, si bien que même les membres internes de la congrégation ne l’ont pas lu. Le père Giuseppe Tonello, chancelier du Diocèse de Rome, m’a informé que ce rapport faisait une centaine de pages. Tout ce que nous pouvons faire, c’est deviner les conclusions de l’enquête à travers les actions et les déclarations du père Barry Fischer.

Dès qu’il a pris ses fonctions, le père Fischer a supprimé l’appareil de gouvernement de la congrégation. Lors d’une rencontre personnelle avec lui, il m’a affirmé que le Vicariat lui avait donné l’autorisation de dissoudre Miles Jesu, si cela s’avérait nécessaire. Cela signifie que la hiérarchie catholique semble avoir pris conscience de la gravité du problème. Pourtant le père Fischer a décidé de tenter une re-fondation.

N’ayant pas accès au rapport du père McSweeney, on ne peut déduire ses recommandations qu’à travers les grandes réformes exigées par le père Fischer. Ce dernier a reçu la mission de re-définir le charisme et la spiritualité de Miles Jesu, d’écrire de nouvelles Constitutions, de développer le discernement vocationnel et la politique de formation, d’examiner tout le système financier et de réviser entièrement les pratiques et les coutumes de la congrégation. Le père Fischer m’a dit personnellement que lorsque tout cela sera achevé, c’est lui-même qui sera considéré comme le véritable fondateur de Miles Jesu. De toute évidence, la mission du père Fischer consiste à recréer à partir de zéro cette congrégation.

En prenant ses fonctions, le père Barry Fischer a immédiatement émis les décrets suivants : les membres de la congrégation ont le droit voyager et de se promener tout seuls, en dehors des maisons de la communauté ; les membres ont maintenant le droit de rendre visite à leurs familles ; les membres sont désormais autorisés à étudier et à occuper des emplois normaux.

Je voudrais maintenant ajouter quelques mots au sujet de la déclaration du père Fischer sur l’enquête.

Je considère comme une étape très positive le fait que le père Fischer ait levé le voile afin que certaines vérités sur Miles Jesu soit connues du public. C’est tout à son honneur. Il a eu raison d’insister sur le courage et la bonne volonté des membres qui ont apporté l’affaire devant le Saint Siège.

En même temps, la démarche du père Fischer a dix-sept mois de retard et n’est pas encore transparente. Sa déclaration a éludé certains points spécifiques de l’enquête officielle. Les conclusions de l’enquête auraient dû être clairement stipulées.

Le père Fischer a préféré mettre en avant son expérience personnelle, en disant : « Il est évident et indéniable que le fondateur, le père Alfonso Duran, a eu des comportements erratiques très au-delà de l’étendue des pouvoirs qui lui étaient confiés ».

Le père Fischer a déclaré que « certaines des accusations portées contre le père Duran ne sont que des rumeurs et n’ont pas été vérifiées ». Le sens et le but de cette phrase sont ambigus. Fait-il référence aux accusations émises par des anciens membres sur les abus sexuels perpétrés par le père Duran ? On ne sait pas. Pourtant, même si l’enquête n’a pas insisté sur les abus sexuels, je sais que des témoignages très crédibles ont été transmis au père Fischer. Le père Fischer a choisi de rester vague et silencieux sur cette question. De telles accusations doivent encore être authentifiées et rendues publiques car cela est nécessaire pour la guérison des individus et de la communauté.

Le père Fischer a dit : « Je suis personnellement reconnaissant envers les membres qui ont eu le courage de solliciter l’intervention de la Congrégation pour les Instituts de Vie Consacrée et les Sociétés de Vie Apostolique, afin de mettre de la lumière sur cette situation ».

J’ajoute ici que les hommes qui ont présenté les problèmes de Miles Jesu auprès du Saint-Siège n’ont pas été traités par le père Fischer et par Miles Jesu avec la déférence et le respect qu’ils méritaient. Après toutes les injustices qu’ils avaient subies pendant tant d’années, ces membres n’ont reçu que d’éventuels petits cadeaux, mais pas la moindre indemnisation. Pendant ce temps, les membres sortants de la congrégation souffraient de troubles de stress post traumatique, habituels chez les survivants de sectes.

Devant l’échec fracassant de Miles Jesu, une expérience qui a détruit tant de vies humaines innocentes, je crois qu’il serait utile de tirer les leçons de l’histoire. Espérons que les responsables de l’Eglise sauront apprendre de leurs erreurs catastrophiques.

Considérons maintenant la tentative actuelle de re-fonder la congrégation. Le fondateur a été destitué et dénoncé publiquement. Son successeur a été démis de ses fonctions, et reconduit ensuite à l’état laïc. Tous les supérieurs de la congrégation ont été dépouillés de leurs pouvoirs de gouvernance. Bon nombre des us et coutumes de l’institut ont été abolis. Les constitutions de l’institut ont été jetées à la poubelle pour être entièrement ré-écrites. Le charisme de fondation a du être re-discerné. Un programme de formation a dû être mis au point, pour la première fois des quarante-six ans d’histoire de l’institut. Toute la politique d’apostolat, de finance et de recrutement a dû être abandonnée et repensée en accord avec la tradition de l’Eglise. Le nouveau responsable, à savoir le père Barry Fischer, a été investi du pouvoir de dissoudre l’institut.

M’appuyant sur mon expérience de 28 années à l’intérieur de cette congrégation, ainsi que sur les nombreuses conversations que j’ai pu avoir avec ses membres, et sur ma connaissance de l’enquête et de ses suites, je voudrais maintenant partager quelques opinions personnelles.

La vocation consacrée est une participation à un don de Dieu particulier, attaché à la spiritualité d’un fondateur. En tant que tel, un membre d’un institut de vie consacrée cherche la sainteté à travers l’imitation de son fondateur. Par exemple, saint François d’Assise a reçu le don divin d’un style précis de vie. Ses disciples ont ainsi partagé dans ce don non seulement l’imitation du Christ, mais aussi de saint François. C’est ainsi que la vie religieuse est censée fomenter la sainteté à travers ses membres.

Dans le cas de Miles Jesu, l’imitation du fondateur a produit des chemins d’auto-destruction. Après quoi, les autorités de l’Église ont déposé le fondateur et ont dit qu’il était un mauvais exemple. C’est pourquoi je trouve que l’Eglise ne devrait jamais soutenir une institution de vie consacrée dont le fondateur n’est pas exemplaire. Sinon, les membres sont privés d’un élément essentiel à leur vocation consacrée. Ce principe risque d’ailleurs d’inviter d’autres mauvais fondateurs à faire de même.

Toutes les expériences qui blessent des vies humaines devraient être arrêtées immédiatement. Je vois peu de raisons qui justifient la poursuite de l’expérience de Jesu Miles. Je crois qu’il serait préférable de jouer la carte de la transparence, de divulguer les conclusions de l’enquête, de démanteler l’organisation et de tirer les leçons de cette colossale erreur. La vérité exige de la reconnaissance et du respect afin d’espérer une véritable guérison.

La nouvelle congrégation sauvée par le père Fischer ne sera sans doute même plus reconnaissable après le nettoyage opéré par le père Fischer. Miles Jesu conserve quelques dizaines de religieux profès, pour la plupart sans aucune instruction. Toutefois, les membres restants sont autant de personnes qui ont besoin de guérison psychologique et spirituelle. Je crois qu’un changement d’environnement leur serait plus bénéfique qu’un nouvel essai de fondation. Il serait sans doute plus judicieux d’aider les membres restants à chercher une éventuelle guérison dans des environnements sains, que d’essayer de reconstruire un environnement sain avec des personnes cassées.

Je pense que les autorités de l’Eglise devraient mettre en place des moyens pour surveiller plus efficacement les nouvelles formes de vie consacrée et empêcher que de nouvelles institutions perverses se déplacent en dessous des radars de contrôle de l’Église. La loi qui autorise de nouvelles formes expérimentales de vie consacrée (canon 605) devrait inclure des dispositions afin de protéger les vocations innocentes des abus commis par les mauvais fondateurs.

Après une longue enquête, les autorités ecclésiastiques semblent avoir conclu que Miles Jesu méritait sans doute d’être dissoute. Alors pourquoi ces mêmes autorités ont-elles ensuite renoncé à cette dissolution ?

Le père Duran enseignait que les institutions survivent aux individus. Il expliquait notamment que devant l’adversité, il suffisait d’être patient et perspicace pour réussir. Il rappelait très souvent que le Christ avait enseigné à ses apôtres à être rusés comme des serpents. Cet endoctrinement imprègne le sang des membres de Miles Jesu. J’espère et je prie pour que la naïveté ne conduise pas à faire renaitre l’ancienne congrégation de ses cendres. Dans le groupe, il y a des membres très réfractaires aux changements.

En écrivant tout cela, j’ai agis seul. Je l’ai fait avec l’espoir d’envoyer un avertissement aux jeunes personnes qui considèrent la possibilité de rejoindre cette congrégation. En outre, je crois que tous les responsables de l’Église, tous les bienfaiteurs, et tous les membres de la congrégation ont le droit de connaître la vérité. J’espère et je prie pour que mon témoignage contribue à la guérison des uns et des autres. Un cancer ne peut pas être traité correctement, s’il n’est pas d’abord bien diagnostiqué.

Andrew Sullivan 28 décembre 2010 Phoenix, Arizona

Vos réactions

  • Il y en a vraiment pas un pour racheter l’autre. C’est effrayant ! Mon Dieu, mais où va l’Eglise ? On n’en finira donc jamais de ces communautés de fous furieux et de pervers ? Ce que je trouve très fort dans ce témoignage, c’est qu’on sent que l’auteur est allé jusqu’au bout des désillusions et qu’il regarde la réalité en face, sans concession. BRAVO !!!

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