LA FAMILLE MONASTIQUE DE BETHLEEM, DE L’ASSOMPTION DE LA VIERGE ET DE SAINT BRUNO.
Quelle est la signification exacte du titre de votre livre le plus connu Si c’est un homme ?
Primo Levi : Ce titre fait allusion non seulement au prisonnier mais aussi à son gardien. Je dirais que mon expérience fondamentale, spécifique, est celle-ci : ce système-là détruit l’humanité en qui l’exerce et en qui le subit, en mesure égale. La même déshumanisation que nous subissions parce qu’imposée, nous la voyons survenir en qui nous gardait, en toute la hiérarchie nazie.
Primo Levi, qu’est-ce la mémoire ?
P.L. : La mémoire est un devoir, elle l’est pour tous les hommes en tant que tels et l’est particulièrement pour nous qui avons eu la malchance mais d’une certaine façon la chance aussi de vivre des expériences fondamentales. Il me semble qu’il serait vraiment manquer à un devoir que de ne pas transmettre la mémoire de ce que nous avons vu.
(Primo Levi, interview avec Lucia Borgia, Rai edu, 1984)
Je m’appelle Fabio, je suis né en 1965 en Italie. J’ai connu la Famille monastique de Bethléem à l’âge de 19 ans et j’y suis rentré à 20. Je voulais donner un sens à ma vie autre que celui qui avait la faveur dans les débuts des années ’80, c’est-à-dire gagner de l’argent, faire carrière et s’amuser autant que possible. Voilà pourquoi le style apparemment très évangélique de cette communauté avait rejoint immédiatement le désir qui hantait mon cœur, celui de me donner à Dieu et aux autres avec générosité. J’étais un jeune idéaliste à la recherche d’un idéal digne d’y consacrer entièrement ma vie.
Je fréquentais l’Université, j’aimais étudier, je réussissais bien. Les responsables de la communauté m’ont dit d’arrêter les études car le Christ ne pouvait attendre. Je ne demandais pas mieux. Si l’éclat d’un geste aussi tranchant me donnait le vertige, je dois reconnaitre qu’encore plus il me fascinait.
Ils m’ont demandé de ne rien dire à personne de mon choix, sauf à ma famille. Je suis parti sans saluer aucun de mes amis et amies, un beau jour d’octobre 1985. Ils m’ont dit que la Vierge m’avait choisi de toute éternité pour que je fasse partie de sa famille en renonçant à toute autre famille sur la terre.
A l’époque, jamais ils n’ont utilisé devant moi le mot « discernement ». Ils ne m’ont jamais dit d’aller voir ailleurs avant de m’engager (je venais quand même d’avoir tout juste 20 ans, je ne connaissais rien à la vie, et de plus il me fallait quitter ma terre natale, « émigrer » en France). Ils ne m’ont jamais demandé si il y avait des choses qui me contrariaient dans la communauté. Ils ne m’ont m’a jamais proposé d’attendre. Ils m’ont dit : la Vierge et le Christ t’appellent et t’attendent sans tarder.
Ce n’est que 24 ans après que j’ai pu m’apercevoir qu’il y avait « un autre côté » par où regarder les choses, un autre point de vue pour relire ce qui s’était passé dans ma vie et ce qui se passait dans la vie quotidienne de la famille monastique de Bethléem. Au cours de l’été 2009, j’ai quitté la communauté après y avoir passé 24 ans de vie monastique dont 9 de vie sacerdotale. C’est cet autre regard que j’ai voulu mettre par écrit dans mon témoignage.
Les paroles de Primo Levi, et d’autres encore de ce même auteur, m’ont servi de phare pour mettre en forme ces pages. Je ne les ai pas rédigées dans une optique d’auto-thérapie ni de vengeance. Le travail de réécriture de mon expérience à Bethléem je l’ai fait quand je venais de sortir de la communauté, il y a un peu plus de 5 ans, le 10 juillet 2009. À l’époque cela m’avait énormément aidé. La rédaction de ce témoignage a une autre visée : aider, dans la mesure du possible, certaines catégories de personnes. Je sais parfaitement qu’aucun frère ou sœur de Bethléem ne lira jamais ces pages. Les responsables, et même pas tous, les liront certainement. Mais cela s’arrêtera là. Ce n’est donc pas à eux que j’ai pensé en écrivant ces pages.
J’ai pensé plutôt et principalement aux ex-frères et ex-sœurs de Bethléem, aux familles qui ont actuellement un fils, une fille, un neveu, une nièce, une cousine, un cousin dans la communauté, aux jeunes gens qui s’interrogent sur leur vocation et à toute personne, prêtre, évêque, religieux, religieuse, simple laïc qui veut les aider. J’espère que ces personnes pourront tirer profit de cette lecture.
Une petite introduction s’impose aux pages que vous allez lire.
En novembre 2009 je franchissais les portes de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi au Vatican apportant sous mon bras un dossier d’une quarantaine de pages sur ce que j’avais vécu pendant 24 ans, de 1985 à 2009, dans la Famille monastique de Bethléem, de l’Assomption de la Vierge et de Saint Bruno, mieux connue en France comme la communauté de Bethléem tout court. Je les franchissais une deuxième fois, un mois et demi plus tard, en compagnie d’un autre frère qui venait de quitter pareillement la communauté, et qui apportait lui aussi un dossier de la même teneur.
Ce frère avait rempli la fonction de prieur général du temps de la fondatrice de la communauté, sœur Marie Dupont. Depuis 1979 il l’avait accompagnée dans toutes ses démarches. Il connaissait énormément de choses. Moi, j’avais été de 2001 à 2009 le premier assistant du nouveau prieur général. J’avais rempli la fonction de prieur du monastère des frères en Israël, à quelques centaines de mètres du monastère de celle qui avait succédé à la fondatrice, morte en septembre 1999. Nous nous complétions donc dans nos témoignages et nous tombions parfaitement d’accord sur une grave constatation : la communauté de Bethléem avait présenté dès ses origines de dangereuses déviances d’ordre sectaire. Celles-ci n’avaient pas cessé avec la mort de la fondatrice, au contraire.
Les pages que vous allez lire sont tirées de ces dossiers présentés au Vatican. Avec le recul que donne le temps, j’ai épuré ces textes des éléments trop subjectifs ou moralisants, qui pourraient gêner le lecteur. J’ai essayé de m’astreindre à un registre le plus descriptif et objectif possible. Je me suis efforcé d’éviter les jugements de valeur. J’ai voulu laisser le lecteur ou la lectrice se forger eux-mêmes une opinion à partir du témoignage de quelqu’un qui a vécu longtemps dans la communauté et a pu connaître de près l’actuelle prieure générale des sœurs.
Préambule
Sentiment de supériorité
Avant de commencer, j’aimerais dire qu’à Bethléem règne une atmosphère d’élitisme exacerbé. On aimait évoquer une phrase que Mgr Renard, alors Evêque de Versailles et supérieur canonique de la communauté, avait dite à sœur Marie, la fondatrice [1], dans les années cinquante : « Ma sœur, vous ferez toujours mieux que les autres et c’est pourquoi on vous en voudra toujours ».
Cette phrase symbolisait pour nous le destin mystérieux et inéluctable de Bethléem : une supériorité incomprise et jalousée.
Cette supériorité se manifestait à l’égard de la plupart des autres institutions religieuses :
D’abord, les autres ordres monastiques « vieillots » dont on critiquait l’affadissement de l’observance religieuse. Sœur Marie, dans un fameux texte de 1975, qualifiait ces derniers de « monachisme lévitique ». En public, il fallait bien sûr manifester toute notre estime quand on évoquait telle ou telle communauté, mais en réalité, entre nous, à l’intérieur des monastères nous mettions facilement en avant ce qui n’allait pas dans ces communautés face à la réussite de Bethléem.
Puis les institutions apostoliques de l’Église : prêtres de paroisses, communautés apostoliques, évêques ou toute autre forme de réalités ecclésiales, jugées trop pastorales, trop modelées sur le monde, trop pauvres en spiritualité.
La tradition théologique enfin. Sur les traces du père Marie-Dominique Philippe [2] nous étions convaincus d’être restés presque les seuls à maintenir intacte la pure doctrine grâce à notre référence à saint Thomas et à la philosophie réaliste conçue d’une façon vivante par le bénéfice, entre autres, de l’apport de l’Orient. Tout le reste n’était qu’une théologie soit cérébrale, soit psychologique ou sociologique : en deux mots « trop humaine ».
À cause de cette supériorité convoitée par la jalousie de beaucoup, toutes les critiques, fussent-elle d’un prélat, nous semblaient d’emblée injustifiées et irrecevables. Et bien sûr, ces critiques étaient occultées à la communauté à laquelle on ne rapportait que les appréciations positives et élogieuses, surtout celles du Pape ou de son entourage.
En apparence, on parlait beaucoup de l’Église à Bethléem, on nous invitait à l’aimer, à la chérir. On vénérait le Pape. Quand des évêques venaient nous rendre visite, nous leur manifestions toujours un accueil très chaleureux, leur témoignant beaucoup de vénération et de communion. Il n’était pas rare que nous leur fassions plein de cadeaux [3]. Il fallait donner l’impression d’une communauté très attachée à l’Église, très ecclésiale et orthodoxe.
En réalité, on ne connaissait pas, ou très peu et de très loin, l’Église dans ses manifestations et ses membres vivants. Les publications ecclésiales n’ont jamais franchi les murs des monastères sauf quelques rares exceptions telle La Documentation Catholique. On nous déconseillait fortement ce genre de lectures qui, nous disait-on, n’avaient rien à nous apporter et risquaient de nous faire perdre notre temps. Bien sûr, nous n’aurions jamais dit cela en public. C’était une règle tacite, imposée à tous.
Bethléem était la seule et véritable Église, bénie par Dieu : nous étions l’Église des derniers temps de l’humanité ! Notre congrégation était jeune par ses nombreuses vocations qui ne cessaient d’affluer, solide dans sa théologie, orante dans sa prière toute de profondeur et de qualité, évangélique dans sa formation centrée presque exclusivement sur une lecture au raz du texte des Évangiles, œcuménique dans ses ouvertures prophétiques sur l’Orient et depuis quelques années sur Israël et nos frères juifs, belle dans ses liturgies fascinantes, ses architectures et ses artisanats, debout dans sa formation qui se voulait théologale et non psychologique, ouverte à la rencontre profonde et non superficielle avec les hommes et les femmes de notre temps assoiffés d’absolu, prophétique et eschatologique dans son attente toute tournée vers le retour prochain du Christ.
Défiance à l’égard de l’Église
À côté de cette supériorité dissimulée envers l’Église et ses princes, il y a toujours eu à leur égard une certaine défiance mêlée de peur. On nous apprenait à être circonspects et prudents avec les gens de l’extérieur, y compris dans les lettres à nos propres parents. On nous disait que l’Église en général, et les évêques en particulier – ne pouvaient pas comprendre ce que nous vivions… Et donc qu’il valait mieux ne pas trop en parler. Notamment, si un moine ou une moniale avait dans sa parenté un prélat ou une religieuse, on passait au crible les lettres qui leur étaient adressées. Personnellement, en tant que prieur, il m’est arrivé de faire corriger les lettres d’un jeune moine à l’une de ses tantes religieuse ou à son ancien père spirituel. Quand il s’agissait d’un moine ou une moniale qui avait un frère, un oncle ou un cousin évêque, on redoublait d’attention.
Le plus important c’était que, grâce à l’appui de certaines personnalités ecclésiales – évêques, cardinaux, membres des dicastères, théologiens – Bethléem puisse toujours parvenir à ses fins et continuer d’exister à l’abri des critiques et des remises en question qui pourraient lui venir de l’Église elle-même, tout en dorant sans cesse son blason et en soignant son image de marque sur ce même plan ecclésial.
À Bethléem, nous vivions dans l’angoisse que les représentants officiels de l’Église ne fassent une enquête approfondie sur ce qui faisait la spécificité de notre vie. En particulier, on craignait que tel ou tel frère, encore présent dans la communauté ou sorti d’elle, n’aille « dénoncer » Bethléem. Même si nous ne l’aurions pas formulé ainsi, nous avions tous conscience de notre propre vulnérabilité à l’égard d’une telle éventualité. Nous avions peur de venir à la lumière, comme si on savait que certains aspects de notre vie religieuse n’étaient pas complètement orthodoxes, conformes aux normes ecclésiales.
Une discipline du secret
Le mélange entre ce sentiment de supériorité et cette défiance compulsive à l’égard de l’Église produisait une véritable « discipline du secret ». Ainsi, les textes spirituels qui nous nourrissaient étaient différents de ceux offerts par le discernement de l’Église ; nos méthodes de formation et de gouvernement, voire notre spiritualité, n’étaient pas les mêmes que celles que l’on présentait à l’Église pour obtenir son approbation. On vivait ainsi à deux niveaux, deux registres, deux vitesses : un niveau apparent, en conformité avec l’Église et un niveau secret, caché.
Dans ce témoignage, je voudrais distinguer les principaux secrets (ou « secrets majeurs ») que j’analyserai en détail plus loin, des autres secrets (ou « secrets mineurs »), que je ne ferai qu’évoquer.
J’ai dénombré six « secrets majeurs » :
- Le secret marial de Bethléem : pierre angulaire de sa spiritualité.
- L’accueil des jeunes et leur accompagnement personnel et spirituel tout au long de leur vie monastique.
- Le mode de gouvernement de la communauté, qui contredit les normes canoniques les plus élémentaires.
- Le statut des frères, avec l’ingérence flagrante des sœurs dans leur gouvernement et leur formation.
- La formation théologique et spirituelle.
- Les mécanismes d’aliénation et de manipulation.
Et du côté des « secrets mineurs » :
- Un manque presque total d’information sur ce qui se passe dans le monde et dans l’Église .
- Un régime alimentaire « donné par la Vierge » directement, sous couvert d’une pseudo-sagesse culinaire naturelle et monastique, ce qui n’empêche pas que beaucoup de membres de cette communauté soient atteints des maladies les plus diverses, souvent auto-immunes.
- Les textes de la fondatrice, gardés soigneusement et cachés aux yeux de toute personne de l’extérieur, surtout aux gens d’Église.
- Les départs des frères et des sœurs. Leur départ n’est jamais annoncé à la communauté. Si on demande de leurs nouvelles, on nous dit qu’ils sont partis se faire soigner, ou qu’ils ont reçu une mission particulière, ou d’autres fausses excuses. On supprime petit à petit toutes les photos et autres enregistrements où ils apparaissaient, comme s’ils n’avaient jamais existé. Toute communication avec eux est considérée suspecte et donc à bannir.
- Le pendule. Le pendule a été introduit à Bethléem par la fondatrice. Cette dernière l’a toujours utilisé, à titre personnel, pour se soigner. Son utilisation s’est ensuite répandue à toute la communauté, au point de devenir une véritable coutume « monastique » ! La Prieure Générale transmet un pendule à la prieure de chaque monastère, dès sa nomination. Celle-ci l’utilise chaque fois qu’elle le croit nécessaire pour détecter, pour elle-même ou pour ses subalternes, si les aliments sont frais, si un médicament est convenable, de quelle nature est une maladie, un virus ou un malaise etc. L’infirmière peut être habilitée par la prieure à utiliser le pendule. Certains membres de Bethléem se saisissent en secret du pendule et l’appliquent à l’ensemble de leur vie dans une divination sans fin.
- La consultation de pseudo-voyants. La fondatrice a partagé et induit chez ses disciples sa grande crédulité à l’égard des phénomènes d’apparitions privées non suivis ni discernés par l’Église. Ainsi une dame du nom de Saroueh, habitant Nazareth a été durant 13 ou 14 ans une véritable source d’inspiration pour beaucoup de membres de Bethléem. Lorsqu’un membre doutait de sa vocation, il pouvait consulter Saroueh qui lui donnait des messages de la part de la Vierge. C’est ainsi que nombre de frères ou de sœurs ont été « confirmés » dans leur vocation par la « Vierge de Saroueh [4] ». La « Vierge » était couramment « consultée », notamment pour confirmer des aspirants dans leur vocation. Ces derniers recevaient d’ailleurs les « messages » sans même les avoir demandés. Après le décès de cette dame, Bethléem a eu recours à d’autres voyants ou voyantes.
- La présence de castes à l’intérieur de la communauté. Depuis les débuts de la fondation, certaines personnes ont joui de privilèges dus à leurs origines familiales, à leur prestance physique (en particulier, les religieux et religieuses grands, minces, blonds et aux yeux bleus), à leur patrimoine financier, à leurs réseaux de connaissances (surtout de gens d’Église influents), à leurs capacités intellectuelles ou artistiques (arts plastiques ou figuratifs notamment), bref, toutes les personnes susceptibles d’apporter quelque chose à Bethléem. Ces derniers sont généralement dispensés de toutes les tâches fatigantes comme les travaux ménagers. Ils accèdent assez rapidement à des postes de responsabilité ce qui leur donne le droit de faire des entorses à la règle (régimes alimentaires moins austères, visites des parents plus fréquentes, traitements de faveur vis-à-vis de leurs familles, etc.).
- La présence eucharistique permanente dans les oratoires des cellules des novices, des postulants et même, assez souvent, des jeunes gens effectuant une retraite dans la communauté. Il faut savoir que cette pratique est en pleine contradiction avec la Règle de Vie canonique de la communauté et les textes pontificaux de référence.
- Les innovations liturgiques : L’ensemble des liturgies célébrées à Bethléem sont uniquement ad experimentum et ceci depuis 60 ans, sans aucune approbation du Saint-Siège. Aussi, une vague bénédiction ecclésiale suffit pour justifier n’importe quelle innovation liturgique. Ces innovations concernent la manière de célébrer la Messe (pendant un certain temps, il s’agissait surtout d’innovations relatives au rite cartusien, mais ensuite Bethléem a élaboré son propre rite, en mêlant le rite romain avec différents apports de traditions orientales) et la composition hétéroclite de la liturgie (mélodies venant de plusieurs sortes de traditions, parfois mal assimilées, avec des innovations et des créations de qualité mitigée).
Et tant d’autres gros problèmes dont je ne parlerai pas ici, tels que :
- Une gestion financière opaque .
- Des « magouilles » pour obtenir des traitements de faveur auprès de certains ministères de l’État français, en particulier celui de la Santé, (afin, notamment, d’obtenir que les membres de la communauté puissent jouir du régime de pauvreté) .
- Des dépenses faramineuses pour construire des monastères gigantesques et luxueux à travers le monde .
- La non-déclaration aux administrations publiques des jeunes travaillant dans les monastères .
- La manière désinvolte de tromper le Fisc quant à la production et à la vente des produits artisanaux .
- Le transport illégal de grosses sommes d’argent d’un pays à l’autre (Les religieuses passent notamment les douanes en cachant des liasses de billets dans leurs soutien-gorge ou dans leurs chaussettes) .
- L’absence de cotisations pour la retraite. C’est ainsi que les sœurs et les frères qui sortent après 10, 20 ou 30 ans de vie monastique se retrouvent dans des situations économiques plus que précaires et pour certains/certaines, dramatiques.
- Les constructions abusives faisant fi de tout permis de construire, les constructions hors-la-loi.
- Etc. etc. etc.
Je ne pourrai pas tout évoquer dans ce témoignage. Il y faudrait un énorme ouvrage pour exposer dans le détail tous les méfaits et les malversations opérés dans et par cette communauté. J’espère de tout mon cœur qu’un jour un homme ou une femme de bonne volonté osera le faire. Je sais néanmoins que pour y arriver, il lui faudra affronter la résistance obstinée de tous les responsables de la congrégation et d’une partie de la hiérarchie de l’Église.
1. Le secret marial de Bethléem
« À Bethléem il n’y a pas de méthodes, il y a quelqu’un, il y a la Vierge ». Cette phrase, tirée de l’un des tout derniers textes composés par sœur Marie peu avant de mourir, intitulé : La théologie surnaturelle, pourrait être une première voie d’accès à ce domaine si « étrange » et en même temps si essentiel et constitutif pour Bethléem qu’est la vie avec Marie.
L’aventure mariale à Bethléem commence à partir de la première rencontre du futur moine ou de la future moniale avec cette « vie en, avec, par Marie ». Cela se passe normalement pendant le mois évangélique [5], qui plus qu’une retraite vocationnelle est une première initiation à la spiritualité de Bethléem. Les textes des catéchèses et des moments de prière sont ceux-là même qui seront utilisés pour la formation des recrues durant leur première année (et souvent aussi dans les années suivantes) à Bethléem.
Pendant ce mois évangélique il y a le moment du « pacte avec la Vierge », qu’on a toujours appelé un "tournant". Nous attendions tous la conférence clé où la prieure générale explique et délivre quelque chose du secret de cette vie avec la Vierge, où elle spécifie qu’il y a deux niveaux dans notre relation avec Marie.
Le premier niveau est celui de la dévotion, qualifié, selon une expression de la fondatrice, de « saupoudrage » de sa propre vie spirituelle. C’est quelque chose de beau mais qui reste extérieur à notre vie profonde avec le Christ.
Le deuxième niveau est celui de la vraie relation à Marie. On y accède quand on a compris que par nos seules forces notre vie avec le Christ n’ira pas très loin, qu’elle restera toujours entachée de faiblesses, de péchés, de blessures.
Pour sortir de cette impasse spirituelle désespérante, il y a un secret : il s’agit de poser un acte qui s’appelle le RENONCEMENT. Il s’agit de renoncer à sa propre vie spirituelle pour recevoir celle de la Vierge. Il s’agit de faire silence sur soi-même, autre concept clé très important, pour adhérer à la présence actuelle et simultanée de Marie dans La Trinité et au plus profond de mon cœur. Tout ce qu’Elle reçoit actuellement de la Très Sainte Trinité, Elle me le donne, comme une Mère. Suis-je devant une incapacité à vivre telle ou telle parole de l’Évangile ? Il me faut commencer par faire silence sur tous mes remous, peurs, angoisses et y renoncer en les déposant entre les mains de Marie. Je lui donne mes incapacités et Elle me donne en retour ses capacités à Elle. En cela consiste précisément le pacte avec Marie.
C’est donc durant le mois évangélique que la prieure générale invite tous les participants à faire ce pacte qui suit une formule type dont chacun peut s’inspirer. Le texte proposé dit ceci :
- En ma pensée, ta pensée illuminée par la pensée de Jésus qui reçoit tout du Père,
- En ma volonté, ton vouloir transformé par le vouloir de Jésus qui se tient en présence du Père et qui accomplit toujours ce qui plaît au Père,
- En mon cœur, et en mes actes, ta manière d’aimer et d’agir à la ressemblance de Jésus Amen du Père, qui demeure sans interruption en la profondeur du Cœur du Père.
Et, dans la même mouvance on a aussi coutume de proposer aux jeunes de prier Marie avec la formule suivante : « Je te donne ma vocation pour que tu me la dises et que tu la réalises. Je suis absolument sûr(e) de toi. »
Cette formule semble très anodine, en réalité elle fonde, dès le commencement, dans le cœur du jeune homme ou de la jeune femme, la conviction profonde que sa vocation d’entrer à Bethléem leur vient tout droit de la Vierge en personne qui les accompagnera tout au long de leur chemin et jusqu’à la fin pour l’accomplir.
Si Marie a un si grand rôle dans le mois évangélique c’est parce qu’elle est TOUT pour un membre de Bethléem. Elle est la FONDATRICE de sa communauté qui ne peut donc qu’avoir une origine céleste. Elle est sa PRIEURE qui, à travers et parfois au-delà de son prieur visible, lui manifeste d’une manière infaillible la Volonté divine. Elle est son STARETS qui, plus profondément que tout accompagnateur humain, a la clé de sa vie spirituelle.
Ces trois termes, fondatrice, prieure et starets, sont les trois qualificatifs traditionnels utilisés pour caractériser le rôle de Marie dans Bethléem.
Jusqu’ici, semble-t-il, il n’y a rien apparemment d’hétérodoxe, puisque l’Église elle-même a consacré ces termes dans un document officiel. Où se situe donc le problème ?
Ce n’est pas la place maternelle qu’occupe traditionnellement la Vierge Marie dans la spiritualité monastique classique (elle est Higoumène du Mont Athos, Mère et Reine du Carmel etc.) qui est en cause, ni la tradition de la « consécration » filiale à Jésus par Marie telle qu’enseignée par Saint Louis-Marie Grignon-Marie de Montfort que l’Église approuve. Je vais essayer de vous expliquer ce qui est complètement déviant à l’aide de mon témoignage personnel.
La réalité de la substitution mariale dans ma vie personnelle à Bethléem
« Ce n’est plus moi qui vis c’est Marie qui vit, qui pense, qui aime, qui veut, qui est… en moi ». J’ai été formé et j’ai moi-même formé mes frères à cette vie spirituelle-là. Il n’y en a pas d’autres possibles à Bethléem. Ce que j’ai vécu va peut-être vous donner une idée de la puissance aliénante et profondément déviante de cette substitution « mariale » dans la vie d’un membre de Bethléem.
Dans les premières années de ma vie monastique, j’avais une vie psychique très mouvementée (émotions, sensations, sentiments, blessures, inhibitions, peurs, etc.). C’était normal, j’étais rentré à 20 ans, j’étais immature, je ne me connaissais pas, personne ne m’avait jamais aidé dans une découverte de ma personnalité ou de ma psychologie. J’étais tout simplement jeune !
Autour de moi, dans la communauté, on parlait souvent de cette vie avec la Vierge l’indiquant comme la solution « instantanée » (on utilisait le mot latin « illico » — tout de suite — pour signifier l’immédiateté de la substitution dans notre esprit de Marie qui prenait donc le relais à la seconde).
Je ne comprenais pas grand chose à mes états psychiques, qui prenaient par moments des formes de « raz de marée ».
On me disait : nul ne peut te l’apprendre si la Vierge ne t’en instruit pas « en direct ». J’attendais donc le moment de cette révélation qui me permettrait d’entrer dans ce qui faisait le cœur du cœur du charisme de Bethléem, c’est-à-dire le moment où tous ces remous psychiques feraient silence et où la Vierge prendrait possession de mon cœur, sans m’enlever mes faiblesses mais comme en les cachant en elle, ce qui serait, pour ces faiblesses, une manière de disparaître et donc de me laisser tranquille…
Or, je me souviens encore aujourd’hui de la minute et de l’heure précises où cela s’est produit. J’étais en proie à mes difficultés affectives et psychologiques habituelles quand, en priant avec la prière quotidienne de Bethléem, et en récitant : « que je sois fidèle en ta foi, inébranlable en ton espérance, ardent de charité en ton amour sans limites », j’ai senti que j’étais « dans » la foi, l’espérance et l’amour de la Vierge. Frère Séraphim [6] n’existait plus, ce qu’il éprouvait n’existait plus, le seul réel était la vie spirituelle de la Vierge versée à l’instant par la Sainte Trinité dans mon cœur.
J’étais passé de l’autre côté de la réalité, j’avais résolu à jamais tous mes problèmes spirituels (une des maximes de Bethléem est de « considérer le problème résolu »). Il s’agissait de poser un acte de foi en la « présence agissante » (autre expression très chère à Bethléem) de Marie à l’intérieur de mon cœur. Elle me donnait à l’instant ce que je n’avais pas. Il s’agissait pour moi désormais de m’arrêter plusieurs fois par jour : ce que la fondatrice appelait « les minutes de Marie ». Soixante secondes où je me « mettais » à la place de Marie, ou mieux, où je laissais Marie prendre ma place, dans un anéantissement de tout ce qui pouvait vivre en moi, à tous les niveaux de mon être pour conscientiser en moi cette substitution jusqu’à ce que cela me devienne comme une seconde nature, une habitude très enracinée [7].
Si j’ai tenu de longues années à Bethléem malgré tant de facteurs que je pouvais très difficilement tolérer, car ils étaient profondément contraires à ma conscience et à ma liberté personnelles, c’est parce que je n’avais plus de vie psychologique et spirituelle propre. Ma vie s’était réduite à un continuel plongeon pseudo-spirituel dans le sein de "Marie" où je croyais trouver une lumière et une réponse à tous mes problèmes. Je sais maintenant qu’elles étaient fausses car en réalité il s’agissait d’une dissolution et d’une négation de mon « moi » profond. Il me semblait même entendre sa voix dans mon cœur qui me disait d’aller de l’avant, de continuer le chemin, qu’Elle savait à ma place et que cela devait me suffire. Et je sais, pour avoir accompagné un grand nombre de mes frères que ces voix, ces « certitudes » que la Vierge nous dit ceci ou cela, sont monnaie courante à Bethléem. En effet, cette vie d’obéissance à la Vierge suppose qu’on arrive à entendre sa voix. Il est usuel d’affirmer : « quand on la prie, Marie répond toujours ».
Tel est vraiment le secret, le grand secret de Bethléem. Beaucoup de réalités constituent Bethléem et caractérisent cette communauté mais cette vie mariale de substitution en est vraiment le pilier. Ce secret reste enveloppé d’un halo mystérieux, il y a ceux qui l’ont découvert et ceux qui en attendent encore la révélation. De toute façon, elle ne se fera pas attendre longtemps puisque, si je suis à Bethléem, c’est parce que la Vierge m’a choisi de toute éternité et m’y a conduit…
Il est donc difficile d’en parler et cela n’est réservé qu’à des témoins privilégiés, en particulier à la prieure générale et à tel frère ou telle sœur qui, d’après ce qu’on dit d’eux, auraient reçu ce secret et en vivraient.
On entoure cette spiritualité d’une montagne de garanties : les saints qui l’ont pratiquée, jusqu’au Pape Jean Paul II, l’enracinement dans l’Évangile – Jésus Lui-même a obéi à Marie (comme Marthe Robin l’avait dit à la fondatrice au début de la fondation des frères). On explique les avantages indéniables qu’elle a pour notre croissance spirituelle et les différences qui l’opposent à une sorte de magie pseudo-spirituelle, etc.
En réalité, si l’on regarde les fruits d’une telle pratique (le seul critère de discernement présent dans l’Évangile), on s’aperçoit que les personnes ont disparu, englouties dans le gouffre mystérieux de la vie avec Marie. La première et terrible constatation est la disparition de toute forme de vie personnelle. Le sujet n’existe plus. Tout est réduit au silence de soi et sur soi.
On a aussi l’impression étrange d’avoir trouvé la formule magique capable d’acheter le surnaturel à très bas prix. Il suffit d’un tout petit acte de croyance mariale pour que le ciel se fasse entendre, pour que la Vierge manifeste sa volonté. À Bethléem on est facilement convaincu que la Vierge veut ceci ou veut cela, qu’elle nous dit ceci ou qu’elle nous dit cela. La Vierge nous parle donc « en direct ».
Je sais parfaitement que celui ou celle qui a disparu dans cet abîme ne peut pas voir, ne peut pas comprendre des paroles de critique et de mise en garde. Moi-même, je ne pouvais pas les recevoir quand j’étais au fond du gouffre. J’avais l’impression qu’en critiquant cette vie avec la Vierge on m’arrachait mon âme, on m’anéantissait, on m’enlevait toute vie spirituelle.
Conséquences de la « staretzie » de la Vierge au niveau personnel et communautaire : une nouvelle « gnose »
À Bethléem, Marie est la seule "starets [8]". Peu de place est laissée aux accompagnateurs en chair et en os. Dans la communauté telle qu’elle est bâtie à Bethléem, il n’y a pas et il ne peut pas y avoir une latitude pour une confrontation adulte et responsable avec soi-même, avec Dieu ou avec les autres ou tout simplement avec la vie. C’est d’une manière inhumaine et aliénante que le mystère de l’obéissance évangélique est compris et transmis comme une substitution quasi occulte de la personne par la Vierge Marie. Une captation totale de sa liberté et de sa responsabilité par la volonté de Marie. Tout est comme enveloppé d’une épaisseur infranchissable, d’une chape de silence.
On retrouve dans ce portrait les caractéristiques d’un phénomène connu dès l’Église des premiers temps et condamné dès lors : le phénomène de la « gnose », en voilà les traits saillants :
- La doctrine mariale est le fruit d’une révélation personnelle, gratuite. Dans la communauté ecclésiale, ceux qui sont appelés à la recevoir sont mis à part des autres. Il y a donc deux catégories de chrétiens, les baptisés « courants » et les baptisés « favorisés de ce don tout gratuit », sans aucun mérite de leur part.
- Cette connaissance est entourée d’un secret qu’on ne révèle qu’aux initiés, car « les autres », y compris les prélats catholiques, ne pourraient pas le comprendre.
- Elle donne infailliblement le sens d’une supériorité spirituelle. Elle se nourrit de textes différents des textes communautaires officiels approuvés par l’Église. Ces textes ne circulent qu’entre les membres de Bethléem et il est interdit de les montrer à ceux « du dehors », même et surtout à la hiérarchie.
- Mise entre parenthèses de la morale. C’est là où je pense que la concordance avec les déviances gnostiques est la plus marquée et de façon inquiétante. En effet, puisqu’il suffit de s’ouvrir à la présence mariale qui est censée me donner par elle-même une vie nouvelle, qu’on qualifiera d’évangélique, je n’ai plus à me préoccuper de ma vie spirituelle et a fortiori je ne ferai plus attention à ma vie morale. Ici intervient le concept de "petitesse" au sens d’accepter et de consentir à mon état de pécheur incapable de me convertir, c’est-à-dire au sens d’accepter de subir cet état, parce que je suis "petit". Par fausse confiance et par démission volontaire, on renonce à s’en inquiéter et à travailler sur soi-même d’une manière adulte et responsable.
- Le mépris de tout élément personnel, humain et particulièrement affectif, ce qui ne manque évidemment pas d’avoir des répercussions dangereuses sur la maturité et l’affectivité des personnes.
Cette vie « avec, en et par la Vierge » s’étend de la vie personnelle de chacun à la vie de toute la communauté. C’est ce qui distingue Bethléem de toute autre famille religieuse dans l’Église, du moins c’est ainsi qu’on nous la présentait. Il y a une obéissance communautaire de tous au gouvernement de la Vierge, car Elle est non seulement le guide, le starets de chacun, mais aussi la Prieure de tous.
2. L’accompagnement spirituel
C’est de cet accompagnement constant, obsessif parfois, discrètement envahissant, faussement respectueux, que je voudrais parler maintenant. Pour des raisons de simplicité je ne m’exprimerai qu’au masculin mais il en est de même pour les sœurs. Donc, tout en gardant à l’esprit certaines différences qui vont de soi entre une fille ou un garçon qui frappent à la porte d’un monastère de Bethléem, les démarches fondamentales sont exactement les mêmes.
Je peux parler de ce sujet en connaissance de cause, ayant exercé ce métier d’accompagnateur presque tout au long de mes 24 ans passés au monastère. J’ai fait partie de ces tout jeunes novices auxquels était confié l’accompagnement d’autres jeunes venus en retraite au monastère. Nous étions évidemment complètement inexpérimentés. J’ai été ensuite responsable de communauté et en tant que tel , « père spirituel » de tous les frères qui y vivaient. J’ai été en première ligne dans l’accueil des jeunes qui sont passés par Bethléem en recherche de leur vocation, surtout entre 2001 et 2008. De 2005 à 2009 environ, je me suis occupé de presque tous les jeunes frères présents à Bethléem et d’un certain nombre de frères plus anciens.
Les premiers contacts d’un jeune avec la communauté
Commençons par le commencement, le moment où un jeune homme entre en contact avec la communauté. Ceci peut se faire de différentes manières, la plus commune étant par lettre. Ainsi un jeune peut plus facilement expliquer ses motivations et son parcours de vie [9].
Cette lettre est alors examinée par plusieurs personnes. Si c’est un prieur local qui la reçoit, il en parle aussitôt au prieur général ou, à défaut de celui-ci, à son premier assistant. Il reçoit de ceux-ci les instructions sur la manière dont il faut lui répondre et celle-ci tient à plusieurs paramètres dont les plus importants sont :
- L’âge du jeune homme : au-delà de la trentaine on évalue cas par cas.
- Son parcours de vie : on est très réticent à accueillir quelqu’un qui a déjà été membre d’autres communautés.
- Son milieu d’origine : bien évidemment, plus ce jeune proviendra d’une famille aisée et influente plus la réponse sera positive et rapide.
- Ses connaissances (par qui nous a-t-il connus ? Si c’est par un prêtre ami ou encore mieux par un évêque on ouvrira plus facilement les portes, si c’est par un ancien frère ou sœur, on rechignera un peu, ceux-ci ayant pu lui avoir parlé de la communauté en de termes pas très encourageants, sa demande d’un séjour devenant alors quelque part suspecte).
- Sa façon de s’exprimer et d’écrire : il n’est pas rare que des personnes déséquilibrées se déclarent appelées à une vie monastique, la calligraphie de la lettre en ce cas peut retenir une attention particulière.
- Le pays de provenance : à Bethléem, il existe des a priori, positifs ou négatifs, sur certains pays…).
Selon le cas de figure on décide donc dans quelles conditions accueillir ce jeune, dans quelle cellule du monastère le mettre, à quel frère le confier.
Si c’est un « cas particulier » ou « intéressant » on demandera au prieur local de s’en occuper personnellement, autrement on le confiera à un autre frère chargé de dialoguer avec les hôtes. Ce jeune ne connaît pas encore la communauté mais celle-ci le connaît déjà fort bien. Ils sont plusieurs à être au courant de sa venue, très souvent la prieure générale des sœurs et ses assistantes sont également mises au courant.
Si « la proie » est intéressante on mettra tout en œuvre pour qu’elle tombe dans les filets de la communauté. Il aime tel artisanat ? On lui permettra d’y travailler avec un frère. Il aime prier devant le Saint Sacrement, ou même il n’aime prier que devant le Saint Sacrement ? Aucun problème, comme j’ai déjà dit, et contrairement à toutes les règles de l’Église, un frère prêtre le lui amènera dans sa cellule d’accueil. On sera attentif de même à ce que les repas qu’on lui sert soient très bons et bellement présentés. Il aimerait rencontrer une sœur ? (dans le cas de monastères de frères proches des sœurs), on lui organisera une rencontre. Il est l’ami d’un frère ? Le prieur organisera l’accueil de ce jeune avec le frère en question, il le lui confiera personnellement.
Que ce jeune homme sache que tout ce qu’il va raconter au frère délégué pour l’écouter sera immédiatement (au plus tard le soir même) répercuté plus haut. Le prieur sait chaque jour ce que ce garçon a raconté au frère, comment il vit sa retraite, s’il est content, malheureux, anxieux… Ce prieur a appris à reconnaître les signes de quelqu’un qui, comme on dit, « commence à craquer ». Il sait très bien le combat qu’une vocation monastique suscite dans le cœur d’un jeune. Si celui-ci commence à manifester des signes de peur, s’il exprime le désir de repartir, tout cela est de très bon augure. Mais il faut y savoir répondre de façon appropriée. Il y a mille et une façons de tranquilliser un esprit inquiet, de rassurer une personne qui a peur, de retenir quelqu’un qui veut partir [10].
À la fin du séjour on invite le garçon à participer à la retraite du « mois évangélique », dont j’ai déjà parlée plus haut. Un prieur local ne peut pas inviter quelqu’un à cette retraite sans l’accord explicite du prieur général. Du temps où les mois évangéliques se faisaient avec les sœurs (2001-2008) on demandait aussi l’accord de la prieure générale.
Il faut dire maintenant un mot de la préparation de cette retraite annuelle. Plus les dates approchent, plus on s’inquiète du nombre de jeunes hommes qui y participeront. Chaque nouvelle recrue qui s’annonce et dont le prieur communique le nom, l’âge et le pays d’origine à la communauté, est accueillie par celle-ci lors des assemblées fraternelles avec un alléluia de joie. Quand on est un simple frère on attache beaucoup d’importance à ce nombre. Plus il y en a et plus le frère a l’impression d’appartenir à une communauté puissante, le mois évangélique étant quasiment le seul grand événement annuel à faire un peu diversion dans la routine de son quotidien. Et quand la retraite commencera, il n’est pas rare que ces noms soient transmis pour que les frères puissent prier quotidiennement pour chacun d’eux.
La retraite du « mois évangélique »
Lorsque ces jeunes arrivent au monastère où se déroulera le mois évangélique, leur séjour a été préparé bien à l’avance et dans les moindres détails. On a fixé pour chacun dans quelle cellule il va habiter et par quel frère il sera accompagné. Ici encore, tous les moyens sont mis en œuvre pour que le jeune tombe sous la séduction de la communauté. Tout est organisé dans les moindres détails pour les proies intéressantes. Très vite après l’arrivée d’un retraitant, un frère est chargé de le prendre en photo. Il dira faire un album de la retraite mais en réalité ce qu’il cherche c’est le portrait de chaque jeune, en particulier son visage. Ce frère s’adonnera à tout un travail de montage et transmettra le plus rapidement possible au prieur général un document imprimé avec les photos de chaque retraitant.
Le prieur général ou son premier assistant a choisi pour chaque garçon un frère ou plusieurs qui vont s’occuper de lui [11]. Le frère délégué pour recueillir ses confidences joue le rôle le plus important. Comme j’ai déjà dit cette fonction n’est pas confiée à n’importe qui.
Un prieur connaît ses frères, sait qui sera le plus adapté pour accompagner un garçon ayant telle ou telle caractéristique. Ce frère passe une ou plusieurs fois par jour voir le jeune et rend compte au prieur général ou à son assistant de tout ce que le jeune lui a confié. Le responsable va donc passer son temps à se concerter avec ses frères qu’on appelle « anges », envoyés auprès des jeunes appelés « voyageurs ». Au bon moment et si c’est opportun, il rencontrera lui-même personnellement le jeune. Si de plus ce responsable parle plusieurs langues, il pourra plus facilement se passer d’un frère traducteur, normalement le frère ange lui-même, lors de ces entretiens.
Régulièrement, deux ou trois fois par semaine, tous les frères « anges » font le point avec le frère responsable. Dans ces réunions toutes les confidences recueillies lors des entretiens personnels sont mises en commun (sauf si le responsable demande expressément au frère ange de taire certains détails). On suit de la sorte à la trace, à plusieurs, le parcours intérieur accompli par chaque participant. Quand le mois évangélique des frères et des sœurs se faisait ensemble, la prieure générale réunissait une fois par semaine tous les frères et les sœurs anges. Parfois il y avait une dizaine de frères et une quarantaine de sœurs. Il n’y avait pas le temps pour tout raconter, bien évidemment. On faisait plutôt le point de la situation, ou mieux, c’était la prieure générale qui le faisait. Elle donnait des indications pour être encore plus persuasifs. Elle citait ou demandait à une sœur ou à un frère de dire à tous ce qu’ils venaient de faire vivre à telle fille ou tel garçon, la manière dont ils s’étaient pris pour l’aider, de sorte que cela puisse servir d’exemple à tous.
Il y avait d’autres réunions encore, plus restreintes, où seulement quelques frères étaient convoqués chez la prieure générale entourée de son conseil. Normalement cela concernait le frère responsable et trois ou quatre autres frères, les plus engagés dans l’accompagnement. Dans ces réunions la chose la plus importante qui intéressait la prieure générale était de savoir combien de garçons étaient en train de « craquer ». On faisait le compte. Et si la moisson était décevante, la prieure générale n’était pas contente et elle proposait ou demandait carrément au frère responsable qu’on change d’ange pour tel et tel jeune et qu’en plus on le confie à une sœur désignée par elle.
Je pourrais continuer. Les stratégies utilisées lors du mois évangélique pour « attraper » un jeune homme ou une jeune femme relèvent tout simplement de la pure manipulation. Le marché des vocations est en crise depuis longtemps. L’offre est bien supérieure à la demande. Pour un jeune qui cherche une vocation il y a désormais plusieurs communautés qui s’offrent à lui. À Bethléem on est parfaitement conscient de la concurrence effrénée qui sévit sur le marché des vocations religieuses, d’autant plus qu’aujourd’hui l’Église se présente comme un immense supermarché, les produits mis en vente sont de plus en plus nombreux, les communautés nouvelles ne se comptent presque plus, et les différences d’un produit à l’autre sont parfois insignifiantes. En ce qui concerne le produit Bethléem il y a un certain nombre de communautés qui aujourd’hui proposent elles aussi de la solitude, de la prière, de l’évangile, de la vie fraternelle, de la liturgie orientale, du chapelet, de la prière du cœur et ainsi de suite. C’est donc devenu un métier difficile que de vendre une vocation. Il y faut du tact, de la connaissance de l’être humain, de l’audace parfois, et surtout il y faut un sens inné de la supériorité de son propre produit, il faut être convaincu qu’il n’a pas d’égal, il faut que cette conviction transpire de tous ses pores. C’est cela, de manière ultime, qui convaincra le jeune client. Comme je dirais plus loin, on ne choisit pas d’entrer à Bethléem, on tombe dedans. Tout l’apparat de la séduction n’a de raison d’être que de provoquer et d’accélérer ce moment où le jeune homme où la jeune fille sentira dans son cœur que « la Vierge l’appelle à Bethléem » et que cet appel est trop pressant pour pouvoir lui résister. Ce jour-là le frère ange viendra tout joyeux annoncer la bonne nouvelle au frère responsable.
Au lieu d’éprouver et de discerner si le Seigneur appelle vraiment le postulant à la vie monastique, c’est l’inverse qui se produit : on le manipule pour qu’il reste.
Du mois évangélique au monastère
Qu’est-ce qui se passe quand un garçon décide, pendant la retraite du mois évangélique, qui normalement se déroule en été, de rentrer dans la communauté ? Voilà une période bien délicate que les responsables doivent savoir gérer avec finesse. Car on prévoit aisément les résistances que le jeune rencontrera en rentrant chez lui de la part de parents, proches amis ou prêtres. Il s’agit d’une décision radicale, voilà un fils, un ami, un frère qui était parti faire une retraite spirituelle et qui en revenant chez lui annonce qu’il va interrompre ses études, quitter son travail (parfois même sa fiancée.), renoncer pour toujours à une vie « normale » et disparaître quelque part derrière les murs d’un monastère. Il y a de quoi rester douloureusement et/ou furieusement perplexe.
Le jeune souvent n’a pas conscience de tous les remous qu’il va provoquer par son annonce de rentrer à Bethléem. Il est tellement pris dans son élan de donation, dans une telle joie de rejoindre au plus vite la communauté, que c’est au responsable de le mettre en garde.
Et il n’est pas rare que celui-ci lui suggère même de ne pas retourner chez lui… Surtout si ce jeune vient d’un pays lointain (je pense en particulier à un certain nombre de jeunes gens entrés à Bethléem ces dernières années en provenance de l’Amérique latine ou de pays de l’est européen). Il n’a pas terminé ses études universitaires ? Il n’a aucun diplôme qui lui permette, dût-il retourner dans le monde un jour, d’entrer dans le monde du travail ? Ce n’est pas grave.
Vite, vite, il faut faire vite ! Combien de fois je me suis retrouvé à répéter à des jeunes que leur vocation ressemblait à un tout petit bébé qui venait de naître et qu’il fallait donc la protéger. Je citais l’exemple évangélique de l’enfant Jésus transporté en Égypte par ses parents à la hâte. Il fallait le sauver de la colère du roi Hérode, et combien de rois Hérode allaient maintenant surgir devant lui ! Je le lui répétais les yeux dans les yeux.
Moi-même je suis entré à l’âge de 20 ans interrompant mes études universitaires, quittant une fiancée et dépourvu de tout diplôme. Ce n’est qu’une fois retourné dans le monde que j’ai mesuré l’absurdité et la violence d’une telle hâte. J’ai dû retourner à l’Université à 45 ans passés et reprendre mon cursus d’étude à côté de jeunes tout juste sortis de leur Bac.
Sans parler de cet arrachement brutal opéré par le biais de cette hâte, mon choix d’entrer à Bethléem était bien loin d’être le fruit d’une véritable et raisonnable décision, d’une décision LIBRE. Mais, justement, telle est la raison stratégique de cette rapidité : empêcher non seulement que d’autres ne viennent se mettre de travers sur le chemin qui mène le jeune à Bethléem, mais que le garçon lui-même ne se pose aucune question d’ordre vocationnel qui pourrait lui faire douter d’un tel appel. Un responsable sait pertinemment que lors de cette première étape la partie n’est pas encore gagnée et que ce nouveau client pourrait encore faire marche arrière. Il faut donc à tout prix non seulement le retirer du monde extérieur mais aussi le soustraire au jugement critique de sa propre conscience.
C’est de ce second embrigadement, tout intérieur, que je voudrais parler maintenant, car c’est là que rentrent en jeu toutes les différentes stratégies qui, si elles sont bien menées, porteront ce jeune peut-être encore hésitant sur bien des aspects de la communauté de Bethléem, à devenir l’un de ses membres les plus convaincus de sa sainteté et prêt à tout sacrifier pour elle. Je ne m’attarderai donc pas à expliquer les différentes étapes monastiques que va parcourir ce jeune qui vient de tout quitter pour rentrer à Bethléem. Ce qui m’intéresse c’est la manière dont il va être accompagné personnellement.
Les premiers mois en communauté : la transparence des pensées
Le jeune est immédiatement confié à un frère qui va être son « ange », c’est-à-dire qui va l’introduire progressivement à la vie des frères et, surtout, qui va passer pas mal de temps avec lui. Chaque jour au début, deux ou trois fois par semaine progressivement (mais il n’y a pas de règle, cela dépend de chacun), ce frère, souvent un tout jeune frère, passe visiter le jeune homme dans sa cellule. Comme de coutume, tout ce qu’ils se disent fait l’objet de comptes rendus détaillés, oralement ou par écrit, faits au prieur de la part du frère « ange ». Le prieur lui-même passe le voir. Quand il juge que les temps sont mûrs, il commence à parler au jeune d’une pratique très ancienne que les pères du désert ont léguée à toute l’Église et dont il faudra se munir s’il ne veut pas succomber aux tentations : la pratique de la transparence du cœur. Cela a pu se faire dès le mois évangélique, mais en principe on attend que le garçon soit au monastère de façon stable pour l’initier à cette pratique.
Il faut faire extrêmement attention à la manière dont on la présente, car il s’agit de rien de moins que d’inviter le jeune à vider le sac de ses pensées devant le prieur. Normalement toute la stratégie consiste à arriver à faire désirer cette pratique par le jeune lui-même, au lieu de la lui imposer.
D’ailleurs, rien, absolument rien, ne doit avoir l’air de lui être imposé. Le prieur et le frère « ange » ne cessent de lui répéter, à tout bout de champs, qu’il est rentré librement, qu’au monastère il va apprendre à libérer sa vraie liberté que le monde et ses péchés ont rendue captive.
Donc, pour qu’il souhaite spontanément ouvrir son cœur au prieur, celui-ci, supporté par le frère « ange », insistera sur un malaise nouveau et assez fastidieux que le jeune expérimente de plus en plus depuis qu’il est arrivé au monastère. Avant, quand il était dans le monde, il pensait bien sûr au sexe ou à la nourriture, mais pas 24 heures sur 24 heures comme maintenant. Avant, il pouvait éprouver des jalousies, des envies, des rancunes, mais il n’y faisait presque aucun cas.
Maintenant son âme est prise d’assaut par tous ces sentiments et ces passions qui l’empêchent de se recueillir et de prier. Et ainsi de suite. Le jeune est pris au dépourvu par ce tout ce brouhaha intérieur. Il remet en question sa vocation. Il s’imaginait la vie au désert comme une vie de paix et tranquillité, de prière et d’harmonie. Or, c’est exactement tout le contraire qu’il ressent.
C’est par cette fissure que le prieur va rentrer pour petit à petit lui parler de la transparence des pensées. Il n’est pas à court d’arguments et d’exemples tirés de la tradition des pères du désert pour arriver à le convaincre que c’est le démon qui s’agite derrière tous ces mouvements désordonnés qui ne le laissent pas tranquille jour et nuit. En citant les Évangiles, il lui prouve que le démon n’a peur que d’une chose : de venir à la lumière.
Et il lui dit : « Essaie, quand tu te sentiras prêt, prends une feuille de papier et jour après jour écris quelques pensées qui te tracassent. Mais, n’écris pas : J’ai pensé que… Écris plutôt : Ma pensée m’a dit que… Le samedi tu vas mettre cette feuille dans ma boîte à lettre devant ma porte. Ce n’est pas à moi que tu vas les livrer. Je ne me permettrais jamais. Dieu seul sonde les reins et les cœurs. À Bethléem nous avons un respect infini de tout ce qui se passe à l’intérieur de toi. Ce n’est pas à moi que tu vas les donner, ces pensées, c’est à la sainte Vierge. Et d’ailleurs, tu vois, je ne vais pas la garder, ta feuille. Je vais prêter mes yeux à la Vierge et après l’avoir lue je vais la déchirer. Essaie et tu verras, tu ne tarderas pas à t’apercevoir que les pensées vont se volatiliser comme de la fumée. »
Normalement le jeune finit par essayer. Pourrait-il faire autrement ? Il n’a pas d’autres voies pour fuir la tempête de son psychisme. Et quel bonheur pour un prieur quand le jeune, les yeux rayonnants, vient lui dire que cette pratique commence à lui faire beaucoup de bien ! Le prieur sait que ce jeune est train de franchir une étape irréversible vers le plein abandon de tout lui-même à son emprise.
Mais tout n’est pas encore joué. Au bout de quelque mois, normalement pas plus que trois ou quatre, le jeune commence à se plaindre que cette pratique ne l’aide plus comme avant. Le prieur attendait ce moment. Il passe à une nouvelle phase de la transparence des pensées, qui est bien résumée dans ces paroles ou d’autres semblables qu’un responsable a coutume de dire à un jeune qui s’est adonné à cette pratique : « Il est tout à fait normal que tu ne tires plus autant de profit comme avant de cette transparence. Ce n’était qu’un travail de dégrossissage que tu as fait jusqu’ici. Il faut y aller plus en finesse maintenant. Il faut arrêter de tout livrer, autrement tu vas finir par t’identifier avec tes propres pensées négatives. Or, ensemble on va faire un travail de triage. Cette semaine tu vas arrêter de tout donner sans discernement. Tu vas te rendre attentif aux différents genres de pensées qui surgissent en toi. Tu ne vas noter que les plus fréquentes. Tu vas voir, elles ne seront pas nombreuses, trois ou quatre tout au plus. Une fois que tu auras fait ce travail on va en reparler et je vais t’expliquer comment avancer. »
Ici encore, le jeune se prête volontiers à ce jeu, surtout parce qu’il est content, il ne va plus à avoir à livrer tout genre de pensées, car, soyons clairs, quand le prieur lui dit qu’il faut écrire toutes les pensées, il entend bien toutes, les plus intimes en particulier, les plus inavouables, telles que les fantaisies sexuelles les plus disparates, les critiques les plus violentes contre son propre prieur et ainsi de suite.
Ce sont surtout ces pensées de critique qu’il faut arriver à lui faire sortir, car, ce faisant, le jeune aura l’impression qu’à Bethléem il peut vraiment tout dire, tout exprimer, même d’énumérer tous les défauts de son prieur. En réalité, c’est du grand art de manipulation que cette illusion de liberté, car ces pensées exprimées n’auront aucun retour, elles seront déchirées autant que les autres. C’est une manière de s’en défaire sans les affronter, ce qui équivaut ni plus ni moins à les nier tout en les exprimant.
Le prieur et le jeune homme vont donc établir une liste de ces trois-quatre pensées négatives dominantes. Le responsable lui explique que telle une chaîne montagneuse son psychisme aussi a ses propres failles, des espèces de crevasses où les avalanches peuvent s’engouffrer, avalanches de critique, de luxure, de jalousie, de manque de confiance, de peur de l’inconnu, de revendications enfantines… Et derrière ces avalanches il y a le prince du mal. « Il ne peut rien contre ton cœur, mais il a ses entrées dans ton psychisme, tes fissures. Maintenant que tu les connais mieux il te faut monter une garde sainte et vigilante pour ne pas laisser rentrer le négatif dans ton cœur. Ce sera par là qu’il va rentrer. Dès qu’une pensée de ces trois ou quatre genres va surgir dans ton cœur, attention ! Tu peux être sûr que le démon n’est pas loin. »
Le jeu est fait. Si le prieur est vraiment habile, en quelques mois il a réussi à entrer en possession des points cruciaux du psychisme du jeune homme, telle une armée qui a su conquérir les places fortes de l’ennemi. Maintenant quoique celui-ci dise ou fasse, le prieur a entre ses mains les clefs pour tout interpréter et il trouvera le jeune acquiesçant [12].
Je vais donner quelques exemples.
Mettons qu’une des fissures (présumées, bien évidemment, tout ceci n’est que de la psychologie la plus fruste qu’elle soit) cernée par le jeune homme et son prieur soit la tendance à critiquer.
Désormais, ce jeune ne pourra plus se donner le droit d’en avoir. Et si parfois il persiste dans sa visée critique, ce ne sera qu’un jeu d’enfant pour le prieur que de lui prouver que derrière cette pensée il n’y pas son vrai moi mais quelqu’un d’autre, le prince du mensonge. L’habitude d’écrire « Ma pensée me dit que » a porté ses fruits. Si le jeune a une pensée critique sur la communauté, par exemple, il est certain que ce n’est pas lui qui l’a engendrée cette pensée, mais le prince du mal.
Mettons un autre genre de pensée : le manque de confiance en l’autorité. Ce sera pareil. Le jeune s’interdira à jamais d’avoir de telles pensées vis-à-vis de ses responsables. Il devient de plus en plus certain que ce genre de pensées ne vient pas de son cœur.
Il est bien évident qu’on n’arrache pas du jour au lendemain ce genre de pensée du cœur de quelqu’un, surtout si, à vrai dire, elles ont un fondement dans le réel. Ce sera donc le travail du prieur de savoir si bien manier le psychisme de l’autre qu’il finira toujours par convaincre celui-ci que c’est lui qui a tort.
Méfiants de son propre psychisme
Je laisse imaginer ce que peut devenir la vie psychique d’une telle personne. Elle ne se fie plus à elle-même, elle se renonce jusqu’aux racines les plus intimes de sa conscience. Elle est profondément convaincue que celle-ci est malade, fissurée, le démon est toujours là à guetter l’occasion de rentrer.
Une telle personne, pour pouvoir survivre et ne pas devenir folle, n’a plus qu’un chemin : se remettre pieds et mains liés à ses responsables, qui, eux, savent où est la vérité, alors qu’elle doute toujours de ce qui surgit de son psychisme. Et les responsables sauront user alternativement du bâton et de la carotte. Du bâton quand la personne ne voudra pas leur faire confiance ; il leur sera aisé de la convaincre que son âme est en proie aux pires influences du démon et qu’elle est en train de frôler des abîmes du mal très dangereux. De la carotte, quand la personne, toute repentante, revenant les yeux mouillés par la douleur d’avoir offensé Dieu, se montrera à nouveau pleinement docile à ses responsables. Ceux-ci alors la submergeront de manifestations de tendresse et de confiance.
Une telle personne est à proprement parler un être enchaîné, des liens tout intérieurs. De par ma propre expérience, je peux témoigner que tant que ce travail de manipulation n’atteint pas un certain seuil de remise de soi de la part du jeune homme, on ne l’invitera pas à prononcer les vœux monastiques, premier engagement officiel dans la communauté.
Je ne peux que faire allusion ici à une grave question, sans pouvoir l’approfondir : celle de l’allègre désinvolture avec laquelle la communauté de Bethléem se rapporte aux règles canoniques de l’Église quant aux temps de probation d’un novice. Le Droit canon prévoit, et c’est une mesure de grande sagesse, que si au bout de deux ans de noviciat, tout au plus deux ans et demi, le novice n’a pas manifesté son intention de s’engager dans la communauté par les vœux de religion, il doit partir.
C’est une mesure de grande sagesse car cela empêche qu’un jeune homme ou une jeune fille traîne longtemps dans un chemin qui ne lui convient pas. Or, Bethléem est truffé de moines et moniales qui ont prolongé leur noviciat jusqu’à plus de 10 ans. La raison principale qui explique cela n’est pas celle qui est donnée par la communauté, à savoir qu’elle s’inspire du monachisme oriental, beaucoup plus attentif aux voies de l’Esprit Saint, différentes pour chacun, qu’au Droit Canon, égal pour tout le monde et typique de l’Église d’Occident. C’est très beau mais malheureusement cela n’a rien à voir avec la réalité. La question est autre : Bethléem ne peut se permettre de garder dans son sein quelqu’un qui n’a pas encore franchi un seuil minimal de pleine remise de soi aux responsables. En d’autres termes, et de façon plus parlante, on ne peut garder quelqu’un qui n’est pas encore pleinement rentré dans le système. Non, Bethléem ne le peut pas, la communauté ne peut pas se permettre de laisser pénétrer un virus capable de s’attaquer aux piliers fondamentaux de son système [13].
3. Le gouvernement de la communauté
Centralisation administrative et spirituelle
« La perle précieuse de l’unité ». Ainsi la Règle de Vie de Bethléem nomme celle qu’elle définit comme sa plus grande richesse, le trésor à défendre contre vents et marées. L’unité de la Famille est une méga valeur à Bethléem, pour elle on est disposé à tout perdre, à tout sacrifier. La personne dans sa singularité est sacrifiée sur l’autel de la communauté et sur l’autel de la « garante » de cette unité qu’est la prieure de Bethléem (bien plus encore que le prieur de Bethléem).
En quoi consiste cette unité si magnifiée et défendue avec tant d’acharnement ? Le point de départ, une fois de plus, est la vie des Trois Personnes Divines, mystère de solitude et de communion, d’unité dans la diversité et la pluralité. Ceci est très beau et on ne cesse d’en parler et de le présenter comme le mystère source de l’unité que Bethléem est appelé à vivre dans l’Église et pour l’Église.
En réalité, dans le concret de la vie, on est très loin de cela, presque aux antipodes. Dans les faits, l’unité de la Famille monastique de Bethléem ressemble plus à une uniformisation forcée et totalitaire qu’à un mystère de libre communion. Le mot qui vient spontanément à l’esprit est celle de centralisation. À Bethléem tout est fortement centralisé. Une seule personne dirige tout.
Bien sûr, on s’évertuera à tenter d’expliquer que toute décision est prise ensemble, en collégialité, par les membres des différents conseils, à l’image de La Trinité. Telle est l’image de façade. La réalité est toute autre. Je parle ici de faits vécus et dont j’ai été témoin avec d’autres qui pourraient témoigner eux aussi, de faits que tout le monde connaît à Bethléem mais dont personne n’ose parler par peur de pécher contre la sacro-sainte unité.
Concentration des pouvoirs
À l’époque où j’ai quitté la communauté, la prieure générale des moniales concentrait en elle tous les pouvoirs décisionnaires des sœurs et des frères. Contrairement aux normes canoniques, elle était et reste la seule et unique autorité qui tire toutes les ficelles d’une communauté aux proportions toujours plus vastes.
C’était ce mécanisme centralisateur qui explique pourquoi on était si lent à prendre des décisions. On est lent parce qu’il faut interroger sans cesse et pour la moindre chose souvent. Rejoindre à tout bout de champs la prieure générale qui se trouve à des milliers de kilomètres de distance, souvent malade et donc injoignable, représente un effort colossal et une perte d’énergie conséquente.
La Prieure générale s’en défendait prétextant que la faute revenait aux responsables locales des monastères qui compliquent inutilement la vie et qui, au lieu d’apprendre à mener une vie dans l’essentiel de l’Unique Nécessaire, se dispersent dans le multiple en l’accablant de questions « inutiles », elle ou son assistante.
Monopole spirituel
La centralisation administrative est doublée d’un monopole spirituel. Depuis la mort de la fondatrice, tous les monastères (frères compris) reçoivent par fax ou par mail le texte des conférences spirituelles (homélies) que la prieure générale prononce dans les monastères où elle se trouve de vivre ou de passer. Ces textes sont les références essentielles dont les prieures et les prieurs s’inspirent pour leurs propres conférences. Le style, une certaine façon de parler propre à la prieure générale, est donc devenu patrimoine commun à Bethléem.
Il faut y ajouter le mois évangélique où chaque jour, pendant un mois, une soixantaine de filles et une vingtaine de garçons, ainsi que tous les membres de Bethléem dans le monde entier (grâce à un système de mise en réseau téléphonique), écoutent la voix de la prieure générale qui leur arrive en direct à l’intérieur de leur cellule [14].
Un frère ou une sœur de Bethléem ne dispose d’aucune retraite personnelle annuelle où il/elle puisse se nourrir spirituellement puisant où il/elle veut. Au cours de la seule retraite annuelle prévue par les Constitutions, celle du Cénacle (du jeudi de l’Ascension au dimanche de Pentecôte), on écoute encore et uniquement la voix de la prieure générale présenter des méditations ou des introductions à la prière. Aucune autre voix « spirituelle » n’a droit de cité à Bethléem. La communauté ne sait pas ce que c’est que d’écouter une retraite spirituelle prêchée par une personne extérieure à elle.
L’emprise d’une seule personne sur toutes les autres
À Bethléem une seule personne dirige tout et tout le monde sans passer par son conseil ou par toute autre structure subsidiaire prévue par l’Église. Sa plus petite volonté personnelle exprimée ou seulement suggérée acquiert la force morale d’un commandement divin et d’un « précepte formel » à accomplir à n’importe quel prix, sans discernement ni référence aux normes ecclésiales. Cette manière d’évacuer toute discussion, raisonnement et même dialogue responsable est appelée « obéissance ».
Pourquoi cette persuasion morale aux allures presque invincibles ? Parce qu’entre la volonté de la prieure générale, celle de la Vierge et celle de Dieu il y a identification parfaite. Il s’agit d’une adaptation de tous aux goûts personnels, décisions, idées d’une seule personne, et ceci dans tous les domaines, de la vie spirituelle à la gastronomie, de la liturgie aux domaines de l’esthétique, de la santé jusqu’au choix d’une voiture, etc. [15] Ce conformisme se manifeste au grand jour lorsque, pour plaire à la prieure générale, on arrive à enfreindre les constitutions ou, même, les commandements de Dieu (en particulier le commandement de ne pas mentir).
Un tel asservissement arrive à aveugler la conscience du moine ou de la moniale lesquels, pour s’aligner à la prieure générale, ne reculent aucunement devant le mensonge, la dissimulation ou l’injustice.
Cette identification des trois volontés, de la prieure générale, de la Vierge et de Dieu, est le « liant » qui donne à Bethléem une apparence d’unité et d’une unité incassable. La volonté de Dieu, règle unique du comportement chrétien, est réduite à « ce que veut la Vierge » et ce que veut la Vierge est « réduit » aux intuitions ou illuminations, assez changeantes et imprévues, voire capricieuses, de la prieure générale.
Le « Gouvernement à vue »
Le « gouvernement à vue » procède de cette vision fausse, qui considère que, en la prieure générale, la Vierge est présente « in persona », personnellement. À ce « gouvernement à vue » deux expressions sont consacrées : « naviguer à vue » ou bien « avancer à la bougie ». Cela veut dire que tant que « la Vierge » n’aura pas indiqué sa volonté (par quels signes ? ce sont les fameuses intuitions ou motions de la prieure générale) tout est bloqué, on n’avance pas, ou mieux on avance pas à pas, les quelques pas qu’une lumière de bougie peut éclairer. Cela explique qu’on puisse remettre en question avec désinvolture décisions et engagements pris depuis longtemps. On fait cela sans aucun scrupule car, dit-on, « c’est la manière propre de faire de la Vierge », manière toute féminine et donc souple, qui sait lâcher prise sous le souffle inspirateur de l’Esprit, contrairement à la manière masculine rigide et fermée aux nouveautés de l’Esprit.
À Bethléem, par principe on ne fait pas de programmes, on change avec grande facilité les dates de rencontres ou d’événements, ce qui entraîne, par exemple, la perte ou le changement de billets d’avions et pas mal d’argent.
On tient assez peu en considération les règles mêmes de gouvernement dictées par les Constitutions. Fixer une date de Chapitre général dépend plus de l’état (spirituel ? psychique ? physique ? les trois ensemble ? voire des motions intérieures sur « les moments et les temps ») de la prieure générale plutôt que des échéances bien définies dans les Constitutions. De cela on ne s’embarrasse point et on a l’habitude de demander les dispenses canoniques nécessaires autant qu’on le voudra, car au Vatican on sait qui toucher pour avoir la permission attendue.
Ce « gouvernement à vue » explique l’implacable logique de l’irrationnel qui, mêlé au passionnel dans l’administration quotidienne, déstabilise des existences entières, qui ne savent jamais ce qui va arriver la minute d’après. Cela provoque des questions lancinantes qui ne trouvent aucune explication durant des années voire des décennies, laisse dans la solitude et la détresse des personnes livrées à elles-mêmes, ouvre la voie à des complications sans fin et aboutit souvent à de véritables injustices, usurpations de pouvoir, confusions entre le for interne et le for externe et, somme toute, à un « enténèbrement » qui, comble de l’errance, est compté pour une réelle illumination intérieure mariale.
On a vraiment l’impression de se trouver face à une « coque vide ». Deux vacuités se font face :
- D’un côté celle des responsables, qui ne sont pas impliqués personnellement puisqu’en eux la Vierge agit ‘in persona’ (déresponsabilisation vis-à-vis des décisions prises).
- De l’autre côté, la vacuité de celui ou de celle qui obéit et qui n’est pas impliqué personnellement non plus puisque, en eux, c’est la Vierge qui obéit (déresponsabilisation vis-à-vis des actes posés dans l’obéissance) [16]
Souvent cette obéissance psychique et forcée provoque bien des murmures dans les coulisses du système. Mais il est presque impossible d’arriver à exprimer ouvertement son dissentiment ou à formuler une quelconque critique par rapport à la prieure générale [17].
J’ai été témoin bien des fois du fait que la personne qui osait une telle entorse à l’obéissance passait assez rapidement dans la liste des personae non gratae. Car il y a des personae non gratae, moines et moniales, à Bethléem. Cela saute aux yeux. Tout le monde tôt ou tard se rend compte que la prieure générale a ses préférences et qu’elle ne dédaigne pas de le montrer au grand jour. Cette remarque m’a été souvent faite par des jeunes frères à qui rien n’échappait et qui observaient tout. Mais le favori ou la favorite eux-mêmes risquaient immanquablement un jour ou l’autre de tomber eux aussi en disgrâce. Ils étaient alors limogés de tout office, fonction ou mission et relégués aux oubliettes [18].
Abus de pouvoir
Tout ce qui précède explique aisément pourquoi la prieure générale peut impunément faire de sérieuses entorses aux Constitutions et aux usages monastiques les plus communs. Ces abus de pouvoirs passent pour être des nécessités que nul n’a le droit de remettre en question.
Je signalerai, sans que cette liste soit exhaustive :
- Le favoritisme et l’acception des personnes
- Le népotisme
- Une manière de vivre qui n’a que très peu à voir avec les exigences contenues dans la Règle de vie et qu’elle-même impose aux autres membres de la communauté.
- Le manque de pauvreté voire le luxe dont elle s’entoure
- L’usage personnel des biens communautaires sans en référer à qui que soit, contrairement aux normes canoniques.
- La dilapidation des biens communautaires
- Les caisses noires (encore appelées « chaussettes »)
- Aucun organe de vigilance prévu dans les Constitutions pour superviser la prieure générale
Il y aurait aussi beaucoup à dire sur la personnalité de la prieure générale et sa capacité de manipuler les personnes sous des dehors trompeurs. Mais que cela n’induise pas en erreur. Le problème à Bethléem ce n’est pas la perversion d’une personne. Le problème, c’est la perversion d’un système (dont certaines personnes, plus portées à la prévarication et à la manipulation que d’autres se servent pour leurs propres avantages personnels, ceci aussi est indéniablement vrai).
Après l’actuelle prieure générale il y en aura une autre [19], et puis encore une autre et ainsi de suite, d’autres femmes, avec chacune sa personnalité et sa manière de faire. Mais le pouvoir illimité dont elles jouiront leur permettra d’agir en despotes autoritaires, en actrices acclamées, en gourelles illuminées. Et je n’ai connu encore personne qui sache garder ne fût-ce que quelques miettes de bon sens à l’intérieur d’une telle ambiance. Quand tout le monde vous dit à longueur de journée que vous êtes le représentant de Dieu et que vos paroles valent de l’or, quand vous vous sentez désirée, admirée, adulée, excusée à propos de tout et devant tout le monde, un sentiment de toute-puissance s’empare petit à petit de vous et vous vous sentez légitimée à tout faire, à tout entreprendre, plus rien ni personne, ni loi ni hommes d’Église, ne pourront vous arrêter. Ce n’est qu’une banalité que de remarquer ce lien de cause à effet, l’histoire nous en donne plein d’exemple, dans l’Église elle-même, et Bethléem n’est pas une exception à la règle.
4. Le gouvernement des frères
Deux ans avant que je quitte la communauté, nous avions reçu un jeune américain qui venait de la communauté saint Jean. Après quelques mois d’essai il avait demandé à rentrer chez les frères de Bethléem. Il était prévu qu’avant de s’engager dans la première étape de formation ce garçon aille rendre visite à ses parents aux États-Unis. Durant son absence, j’ai reçu une lettre de lui. Il m’explique que petit à petit il avait été pris par une grande angoisse à la simple idée de devoir revenir chez les frères. Il avait mieux cerné les raisons de cette angoisse. Voici ses paroles textuelles : « à Bethléem, ce sont les sœurs qui commandent, même en ce qui concerne la vie intellectuelle. Il n’y a pas de place pour les hommes et les hommes eux-mêmes sont des femmes ». Il avait donc décidé de ne plus revenir, il remerciait pour toute l’aide reçue mais il affirmait son incapacité à vivre dans une communauté pareille.
Relations entre frères et sœurs
J’ai pris cet exemple pour parler du thème délicat entre tous à Bethléem, celui des relations entre frères et sœurs. Bien évidemment, je ne suis pas dupe au point de penser que la motivation qu’il donnait était la seule qui ait joué dans sa décision de ne plus revenir. Mais, le connaissant, je sais qu’il s’exprimait sur ce point avec sa candeur habituelle, si américaine. Il pouvait le faire parce qu’il n’était pas encore rentré dans le « système » et sur ce point il pouvait manifester encore une grande liberté d’expression.
Tous les frères découvrent, un jour ou l’autre, que la manière de vivre la vie monastique des sœurs est différente de la leur. Un choix, plus ou moins explicite selon les cas, se présente. Il y en a qui sont décidément pro-sœurs. Ils voudraient que tout le mode de vie des frères ressemble bien davantage à celui des membres féminins de la communauté. Il s’agit surtout de frères qui sont très sensibles aux valeurs féminines de l’amour, de la tendresse, de l’attention à l’autre. Ils se plaignent de ne pas retrouver ces attitudes chez les frères. Mais il y en a aussi qui sont décidément anti-sœurs. Ils trouvent qu’elles ne permettent pas aux frères d’être eux-mêmes, qu’elles sont envahissantes, qu’elles décident à leur place, qu’elles imposent aux frères une manière de vie monastique conçue pour des femmes. Entre ces deux positions extrêmes, il y a la place pour toutes les nuances.
Ce n’est pas le lieu ici de creuser une question qui depuis toujours, mais surtout d’une façon presque excessive depuis la mort de la fondatrice, est au centre des relations entre frères et sœurs de Bethléem. Cela a donné lieu à beaucoup de souffrances et de malentendus de part et d’autre, un peu comme entre une femme et son mari, tous les deux avec cette découverte, déterminante et souvent douloureuse, de se voir différents, à la limite parfois de l’incommunicabilité. Seul un approfondissement souvent onéreux de leur amour réciproque peut les aider à surmonter cette épreuve.
Ambiguïté d’un moule féminin pour des hommes
Mais dans cette découverte de l’autre il y a une sérieuse différence d’avec un couple. C’est que dans le couple, normalement, si cet amour vrai existe ou veut exister, l’ouverture à l’unicité de l’autre se réalise de part et d’autre. À Bethléem, malgré une rhétorique qui pourrait faire penser le contraire, cette ouverture est et ne peut être qu’unilatérale. Ce sont les frères qui doivent s’ouvrir à l’être féminin car le charisme vient des sœurs et c’est à l’image d’une femme, la Vierge Marie élevée dans la gloire de La Trinité, que tous sont appelés, sœurs et frères, à se ressembler. Il y a là un problème majeur. Frères et sœurs ont la même Règle de vie, identique. On n’a fait que mettre au masculin ce que sœur Marie avait écrit pour ses sœurs. Cela veut tout simplement dire qu’on n’a même pris en compte l’éventualité qu’il puisse y avoir des modalités de vie différentes du simple fait de la différence de sexe !
La proximité dominante des sœurs crée un problème dans la formation affective des frères
Ce que je vais dire semblera évident pour la majorité des lecteurs. Je me donne tout de même la peine de l’écrire car, contrairement au plus élémentaire bon sens, cela ne l’est pas du tout pour un membre de la communauté de Bethléem.
Sans vouloir décharger toute la responsabilité sur les moniales, on peut paisiblement affirmer que les frères n’ont jamais reçu une tradition d’affectivité masculine bien assumée et mise au service du Seigneur dans la vie monastique. Grandir affectivement, mûrir affectivement, sont des buts actuellement inatteignables à cause de la proximité affective des sœurs (un même déficit de maturation humaine et affective est le lot bien évidemment aussi des membres féminins de la communauté). Et cela vaut surtout aujourd’hui où la plupart des jeunes qui entrent ont de moins en moins connu une vraie figure de père. Les dernières années j’avais noté que sur la vingtaine de jeunes qui étaient en formation seulement deux d’entre eux avait connu un père qui les avait accompagnés dans leur croissance. Pour tous les autres (sauf rares exceptions) la figure importante et présente avait été la mère.
On est loin des normes ecclésiales concernant la formation des séminaristes :
Il y a une peur constante chez les sœurs, et surtout chez les responsables, que les frères prétendent à une autonomie plus grande. Elles ont peur de les perdre et que les perdant ils deviennent dangereux pour l’ensemble de la famille, qu’ils essayent de s’éloigner des directives de la fondatrice, etc. [20]. Cette peur est tangible et tant qu’elle existera elle freinera toute possible innovation chez les frères qui correspondrait davantage à leur être masculin.
Cette emprise féminine sur les frères qui veut les modeler à son image a été bien des fois un obstacle majeur pour qu’un jeune garçon rejoigne la communauté des moines, à l’exemple de notre jeune américain. Cela explique également qu’aujourd’hui les frères de Bethléem ne soient même pas une cinquantaine, alors que les sœurs de Bethléem sont plusieurs centaines. Cette peur explique bien également pourquoi les préférences de la prieure générale vont vers les plus jeunes. Le jeune frère est seul susceptible d’entrer de plein pied dans une relation filiale maternelle vis-à-vis d’elle. Un frère ancien s’y prêtera beaucoup moins. Ceci est une des raisons et je crois la principale qui explique pourquoi, au moment où j’ai quitté la communauté, il n’y avait plus de place pour les moines anciens dont on ne savait plus très bien quoi en faire.
On a l’impression qu’une fois de plus la question humaine, anthropologique, est laissée de côté, jugée trop peu spirituelle devant « l’ampleur prophétique de ce projet de la Vierge qui est prioritaire pour toute l’Église des derniers temps où il n’y aura plus ni hommes ni femmes ».
En effet, cet esprit de prophétisme est une des fiertés de Bethléem : la communauté est appelée à anticiper ce que sera l’Église de demain et tout cela grâce à une lecture assez particulière du chapitre XII de l’Apocalypse. Bethléem est la Femme, sœurs et frères mélangés, qui fuit au désert pour affronter la lutte eschatologique de l’Église contre la tentation des derniers temps. C’est pourquoi elle est si persécutée et si incomprise, même et parfois surtout par ses propres membres masculins qui oublient la noblesse d’une telle vocation eschatologique.
Les sœurs en sont venues à gouverner les frères
Depuis que sœur Isabelle a été élue prieure (1999) jusqu’à mon départ de la communauté (2009), aucune décision importante chez les frères n’a été prise sans son accord ou son conseil explicite ou implicite. Si on devait savoir, ne fût-ce que par pressentiment, qu’une décision serait désagréable pour elle, on ne la prenait pas. J’ai été pendant environ 7 ans prieur du monastère contigu à celui de sœur Isabelle en Israël et je sais très bien ce que je dis. Je n’ai jamais pris une seule décision d’une certaine importance sans avoir le nihil obstat de Sœur Isabelle et bien des fois j’ai changé ce que j’avais moi-même décidé, parfois même après avoir eu l’accord de mon prieur général.
Ceci a culminé entre 2005 et 2008. Pendant ce laps de temps toute la structure de gouvernement des frères a été transformée sans aucune permission canonique. On a « déposé » des prieurs (des frères anciens) et on a mis à leur place des vicaires (des jeunes frères) sans du tout passer par les structures de gouvernement prévues par les Constitutions.
Depuis la mort de la fondatrice en 1999, le prieur général des frères, son Conseil, les prieurs des monastères et leurs conseils, ont été choisis suivant le bon plaisir de la Prieure Générale. Le Prieur Général a été totalement dirigé dans les grandes choses comme dans les petites par la Prieure Générale ou par son assistante [21]. Il en a été réduit à être comme la prieure d’un monastère qui en réfère constamment à la Prieure Générale pour recevoir d’elle toutes les orientations nécessaires à la bonne marche de la communauté dont elle est responsable.
Inutile de dire que tout ceci est contraire aux lois canoniques de la communauté approuvées par le Saint-Siège, qui distinguent deux entités distinctes et indépendantes, l’une masculine et l’autre féminine. Comment ne pas repenser alors à ce que la fondatrice ne cessait de répéter devant ses sœurs dès les années soixante-dix, avant la naissance de la branche masculine de Bethléem ? Elle leur disait qu’il fallait des frères prêtres pour être une communauté reconnue par le Vatican parce que dans l’Église des femmes ne comptent pas pour grand-chose, mais que ces frères prêtres ne devraient pas s’occuper de l’accompagnement spirituel de leurs sœurs. Ce qu’elle voulait s’est pleinement accompli.
5. La formation : chemins obligés et voies interdites
La « théologie surnaturelle », confusion et chaos dans la formation
Je suis devenu prêtre sans avoir jamais ouvert un manuel de Liturgie ou de Droit Canon. Je n’ai jamais soutenu d’examens vérifiant mes connaissances. Je n’ai jamais reçu de cours d’Histoire de l’Église, et ainsi de suite. Tout ce que j’ai pu savoir sur ces différents domaines a été le fruit de mes lectures personnelles, sur des livres qui souvent étaient interdits aux autres frères – mais pouvoir lire certains ouvrages était l’un des privilèges, et non des moindres, d’un frère responsable.
Il existe un texte fondamental à Bethléem sur ce qu’on pourrait appeler la « formation » des moines et des moniales. Il s’intitule « la théologie surnaturelle » : ce fut l’un des derniers textes écrits par sœur Marie avant de mourir et on le vénère comme son testament spirituel en quelque sorte.
En quoi consiste cette « théologie surnaturelle » ? Il s’agit de rentrer dans la formation même que le Christ a donnée à la Vierge pendant trente-trois ans et aux apôtres pendant trois ans. Il s’agit de l’unique pédagogie vraiment formatrice car mise en acte par le Fils de Dieu en personne. Mais concrètement ? Dans ce texte on a de la peine à retrouver la moindre indication d’une structure, d’un ensemble d’éléments clairs et concrets. On y parle de la lecture de l’Évangile à laquelle les jeunes s’adonnent exclusivement au cours des deux premières années de leur vie monastique, et de tout un tas d’autres choses, comme la vie liturgique, fraternelle et même l’architecture des espaces et des lieux…
L’intuition d’une formation unifiant tous les aspects de la vie est fascinante. Toujours est-il que ce texte a produit une petite catastrophe dans la formation à l’intérieur de la communauté. Par peur d’une excessive cérébralisation due à un apport purement intellectuel, nous avions arrêté de suivre les cours donnés par des professeurs venant de l’extérieur. On cherchait dans d’autres directions, vers une approche plus globale, moins livresque. Il reste que, les dernières années avant mon départ, régnait la confusion la plus totale. Quand je suis parti il n’y avait pas de cursus d’études un peu structuré pour un frère ou pour une sœur et les études philosophiques étaient au point mort.
Au fond il y a un problème structural. Bethléem ne réussit pas à trouver dans toute la flore des études philosophiques et théologiques que l’Église propose la fleur qui lui convienne en propre. La sève thomiste, élément traditionnel au temps de sœur Marie, ne satisfait plus l’exigence des jeunes qui arrivent et qui ont soif d’une théologie plus vécue et existentielle. Se tourner vers ce que le père Garrigou-Lagrange avait nommée « la théologie nouvelle » autour de 1950 a toujours été un tabou et interdit dans Bethléem. Les grands théologiens qui ont fait Vatican II sont toujours restés des auteurs inconnus et même suspects pour la communauté. Pour donner un exemple, les livres de Urs Von Balthasar sont interdits dans les bibliothèques des monastères. À cause de l’enseignement extrêmement étroit du P. Marie Dominique Philippe, même des auteurs traditionnels comme Journet et Maritain sont considérés comme deux sous-intellectuels. Et non sans humour, il faut reconnaître que même Ratzinger a mis bien du temps à sortir de l’anathème dont il était frappé depuis les années conciliaires et sa participation à l’équipe de « Communio »…
Une Christologie défectueuse
La Christologie, telle qu’on l’étudie ou qu’on la « vit » à Bethléem, présente bien des déviances par rapport aux premiers Conciles Œcuméniques, patrimoine commun à toutes les Églises chrétiennes. Prévaut dans la communauté une nette tendance au monophysisme et au monothélisme. Dans la christologie exprimée lors des rencontres communautaires autour de l’Évangile, nous avions énormément de mal à situer l’humanité du Sauveur. On disait : puisqu’Il est la Parole, le Logos incréé, quel besoin a-t-il de développer, par exemple, tout aussi bien une vie intellectuelle humaine ? Ses contours humains étaient évanescents, privés de pesanteur.
Quant aux retombées spirituelles de cette Christologie, on déconseillait très vivement de référer sa propre vie spirituelle aux écoles ou aux ouvrages où l’humanité du Christ serait davantage mise en valeur, comme par exemple la doctrine de Sainte Thérèse d’Avila ou de la petite Thérèse ou d’autres docteurs de l’Église, doctrines jugées « compliquées » et étrangères à une vie de vrai dépouillement spirituel propre aux habitants du désert.
Pour nourrir le cœur et l’intelligence d’un moine ou d’une moniale de Bethléem, il y avait l’ineffable Trinité, les Trois Personnes Divines, qui sont vraiment au centre de tout, depuis les conférences spirituelles jusqu’aux icônes omniprésentes. Et puis… On passait immédiatement à la Vierge présente en son corps et en son âme au cœur de cette même Trinité. Quant au Christ en son humanité de chair on ne savait pas très bien où Le mettre. Au fond il était presque complètement résorbé dans le Verbe éternel et c’était la Vierge qui avait pris sa place de Médiateur.
Une spiritualité et une formation déshumanisantes
Une conséquence de cette spiritualité aussi redoutable que commune à Bethléem est que le « moi humain » du moine est lentement mis à mort d’après le présupposé que « humain = vieil homme ». L’humain c’est ce à quoi il faut constamment renoncer si on veut vivre de la seule vie spirituelle digne d’un moine ou d’une moniale.
Il faudrait ouvrir ici une grande parenthèse pour parler de l’éducation de l’humain dans une perspective de liberté adulte et responsable et, en particulier, de l’affect à Bethléem. Elle est presque inexistante. L’humain en tant que « moi personnel », n’a pas de place dans la synthèse spirituelle de Bethléem. Ce qui se comprend fort bien si toute la vocation d’un membre de Bethléem consiste à recevoir hic et nunc la vie glorifiée de Marie au sein de la Très Sainte Trinité. S’il vit grâce à Marie de la vie de lumière et d’amour des Trois Personnes divines, quel besoin a-t-il encore de cette humanité si lourde pour lui et pour les autres ?
De tout cela découlent néanmoins des conséquences assez fâcheuses :
- Réduction du principe de la liberté responsable. La liberté, en tant que positionnement responsable et souverain de la volonté face à la vie, n’est pas favorisée à Bethléem. On en parle beaucoup mais en pratique on la tue jour après jour. Tout dépend d’une certaine manière d’interpréter l’Évangile et en particulier les humanités du Christ et de sa Mère. Du Christ j’ai déjà parlé, je présente ici deux exemples se référant à la Vierge :
- Le questionnement de Marie à la parole de l’ange à l’Annonciation, exemple majeur de sa libre consistance humaine que le Créateur respecte et même suscite, est réduit dans le jargon de Bethléem à la fameuse catégorie du « quomodo » [22]. D’après le point de vue de la communauté, Marie n’interroge que pour mieux obéir. Elle ne pose aucune question de fond. Elle s’enquiert pour mieux correspondre à la Volonté divine. Elle a commencé par obéir dans le silence et sur ce fond du silence de toutes ses facultés elle s’ouvre maintenant au « concret », au « comment » de la Volonté divine. Ce concept d’obéir dans le silence – c’est-à-dire le non-questionnement « choisi par amour » — est un des piliers porteurs de tout Bethléem. Pour une sœur ou un frère c’est la mesure de sa sainteté, sans équivoque.
- Douze ans plus tard, un autre questionnement revient sur les lèvres de Marie. Cette fois-ci elle l’adresse à son Fils lui-même dans le Temple à Jérusalem. Ce questionnement, qui ne porte plus uniquement sur le « comment » mais sur le « pourquoi », au lieu d’être le signe d’une humanité pleinement présente et « bien en sa peau », pleinement en confiance devant Dieu, devient dans la langue de Bethléem le cri déchirant de son amour de mère appelé à mourir pour se transcender dans un autre amour et une autre relation, toute divine, envers son jeune enfant. Et ainsi de suite.
La vie humaine bien réelle du Christ et celle de sa Mère sont atténuées, ce qui a pour conséquence une réduction de l’engagement de notre humanité à l’intérieur de l’expérience chrétienne.
- Incapacité de se prendre en charge. À Bethléem on « préserve » les personnes, on les chouchoute. Leur humanité n’a pas l’espace de grandir dans une responsabilité personnelle fondamentale. Toutes les questions qu’on peut porter, mises par écrit à longueur de vie dans l’exagoreusis (l’ouverture du cœur), et laissées toujours sans réponse, puisque le silence est de mise, ne sont pas assumées, voire elles sont refoulées. On considère comme un signe d’une authentique croissance spirituelle, le fait que petit à petit les questions tombent d’elles-mêmes toutes seules. On peut se demander très sérieusement ce qu’il peut en être alors d’une responsabilité spirituelle qui n’a pas le soubassement d’une liberté consciente et active.
- Gestion défectueuse de la sexualité. C’est une question qu’on a toujours eue du mal à regarder en face chez les frères. La formation en ce domaine est quasiment inexistante. Jusqu’à il y a quelques années elle se limitait aux avis péremptoires des pères du désert avec une moralisation très culpabilisante. Le frère est laissé à son savoir-faire tout autant qu’à son ignorance, à son angoisse et à sa honte, pour essayer de gérer des pulsions de tous ordres, souvent contradictoires et auxquelles il ne comprend rien et dont personne ne lui apprend à appréhender l’origine ou le sens. Le sacrement de Réconciliation (vécu selon la tradition cartusienne, c’est-à-dire en l’absence complète de tout conseil spirituel donné au pénitent) est bien souvent son seul exutoire pour gérer ce domaine. Les actes d’autoérotisme, si fréquents chez les frères, sont examinés avec un regard inquisiteur et fort culpabilisant, produisant souvent des sentiments de désespoir.
- Les racines et les ressources humaines sont tout simplement annulées. On regarde avec suspicion les possibles dons humains d’un moine. Leur valorisation ne pourra qu’être accidentelle. On aura toujours peur d’aller trop « dans le sens » de son humanité.
- Les responsabilités matérielles. À Bethléem on n’est pas formé à la responsabilité face à la vie et à ses difficultés matérielles. On en arrive souvent à 45-50 ans avec l’immaturité d’un adolescent qui n’a jamais mis les mains à la pâte.
- Entorses morales fréquentes. Elles sont dues au fait que la « fin » justifie les moyens. Un des exemples les plus percutants est celui des artisanats. Bethléem a volé au cours de son histoire plusieurs secrets de fabrication à des artisans, sans aucun scrupule.
- Atmosphère de "Bulle stérilisée". Tout est soigneusement mis en œuvre pour ne pas déstabiliser les sœurs ou les frères et les « affermir » artificiellement dans leur vocation. Or, le candidat qu’on a réussi à « garder » par une persuasion dissuasive lorsqu’il avait vingt ou trente ans, risque fortement de tout remettre en question une fois arrivé à quarante ou cinquante ans. C’était le cas quand je suis parti pour toute une série de frères.
Formation spirituelle standardisée
Si la formation théologique laisse à désirer, la formation qu’on pourrait appeler « spirituelle » présente elle aussi de graves lacunes. Avec les livres de Von Balthasar et de bien d’autres théologiens estimés trop modernes (Y. Congar et les frères Rahner entre autres), sont exclus des bibliothèques les livres de saint Jean de la Croix, ainsi que tous les ouvrages qui, à partir du maître castillan, ont essayé de fournir une doctrine complète et systématique des voies qui mènent à Dieu. À eux surtout s’applique la phrase de Sœur Marie : « à Bethléem il n’y a pas de méthodes ». Ceci a toujours été un leitmotiv affirmé à temps et à contretemps.
Il n’y a pas de place à Bethléem pour une spiritualité par étapes. Avec la Vierge tout est donné dès le commencement. Se concentrer sur des étapes, des phases, dans la vie avec Dieu est considéré un excès de psychologisme. D’où la maxime : « à Bethléem il n’y a pas de spiritualité, il y a uniquement l’Évangile reçu et vécu à la manière de la Vierge ».
Contrairement à cette affirmation, en réalité il existe dans la communauté une standardisation des voies spirituelles. Tous suivent la même voie, on est en face d’une « méga-spiritualité », tellement « méga » qu’elle efface toutes les autres en voulant s’affirmer comme l’unique.
6. Un système d’aliénation puissant
Après avoir vécu 24 ans à Bethléem, un beau matin d’avril de l’année 2009, tout d’un coup, comme jaillissant d’une évidence intérieure qui montait de je ne sais quelle profondeur enfouie et soudainement retrouvée, j’ai entendu monter une question, lancinante, presque enragée et sûrement remplie d’une stupeur étonnée : « mais qu’est-ce que je fais dans cette communauté ? Mais comment est-il possible que je sois entré dans un tel monde qui correspond si peu à ce que je suis et à ce que je porte et surtout que j’y suis resté aveuglément pendant tant d’années ? »
J’étais dans l’état de quelqu’un qui se réveille après un très long sommeil peuplé de cauchemars et d’insomnies.
Phénomène d’aliénation profonde
Encore aujourd’hui cette même question me revient de temps en temps : Comment expliquer que je sois resté si longtemps dans la communauté et que j’en sois devenu un des membres les plus intérieurement convaincus de son « idéologie » ? Je ne trouve pas d’autre explication sensée que celle d’un « phénomène » d’aliénation profonde, de manipulation, voire de lavage de cerveau. Où étais-je durant toutes ces années ? Je ne saurais le dire. Quand quelqu’un, à mon avis, se trouve prisonnier d’un phénomène d’aliénation mentale et spirituelle d’un calibre aussi pernicieux, son identité profonde est insidieusement manipulée. Non seulement la personne elle-même est incapable de se rendre compte de son état mais elle se prête elle-même à ce jeu car la pression morale à laquelle elle est soumise est une des plus fortes qui puissent exister.
Durant toutes ces années, je pouvais bien entrevoir tout ce que j’essaie de coucher ici noir sur blanc, mais je ne pouvais pas m’accorder la permission de le penser. Cela aurait été signé mon acte de condamnation à mort et à une mort spirituelle. Attaquer la communauté aurait voulu dire m’attaquer moi-même, tellement mon moi n’existait plus et qu’il était entièrement identifié à celui de la communauté.
Je crois qu’une telle manipulation est bien le problème principal qui existe à Bethléem et qu’il concerne tout le monde. Il arrive un jour, en effet, où le moine sent bien que, s’il veut vraiment être membre à part entière de la communauté, il lui faut « vendre son âme » et renoncer à tant de choses, non seulement légitimes mais sacrées, qu’il porte. Ce renoncement est fait dans un état intérieur semblable à un univers carcéral. J’ai vécu dans cette prison et dans ce renoncement pendant de longues années, et je sais fort bien dans quelle espèce de torture intérieure on se retrouve à vivre.
Mais il est quasiment impossible, quand on vit là-dedans, d’avoir le recul nécessaire pour s’apercevoir de la gravité de son état, de son véritable état. La dissimulation règne en maîtresse souveraine à Bethléem. Ce qui est esclavage pur et dur est appelé « liberté des enfants de Dieu ». Ce qui est anéantissement de son humanité est appelé « naissance à une vie nouvelle ». Ce qui est le culte d’une personne humaine, est appelé « obéissance ». Et ainsi de suite. Quand les mots perdent de leur signification naturelle il devient impossible de les agencer ensemble dans une pensée libre et respectueuse du réel.
Dans la Règle de vie de la communauté de Bethléem la parole qui revient le plus, après Dieu, est le mot « liberté », avec tout son cortège d’adverbes et d’adjectifs. Le moine choisit « librement » de vivre cette vie, il est « libre » de s’y engager, il est interrogé et respecté en sa « liberté » profonde. En réalité, il n’en est rien. Il s’agit d’une immense illusion et d’une formidable aliénation, comme je voudrais essayer maintenant de le montrer.
Ce faisant, je voudrais répondre à un questionnement que ces pages ont pu soulever chez certaines personnes d’Église qui les ont lues. Ces personnes me demandaient : mais comment est-il possible que des jeunes, libres, souvent assez cultivés, jouissant de grandes capacités humaines se soient livrés sans résistance à une telle aliénation de leur personnalité la plus profonde et durant tant d’années ? N’y aurait-il pas une certaine exagération, du reste compréhensible, due en partie à l’expérience personnelle douloureuse de l’intéressé, qui en un mouvement de balancier rejetterait soudain tout ce qu’il a adulé ?
Je comprends parfaitement cette objection. Je sais aussi que quelqu’un qui n’a pas connu Bethléem de l’intérieur aura beaucoup de mal à s’imaginer que tout ce que je raconte puisse exister. Malheureusement, c’est non seulement possible mais c’est d’une logique impitoyable. Je vais essayer d’en décortiquer les engrenages, autant que je peux.
Un mécanisme d’aliénation morale
Je crois avoir suffisamment souligné l’importance de l’obéissance à la Vierge dans Bethléem. Ce principe « éthique » est le premier à être transmis quand quelqu’un arrive au monastère. Il est de l’ordre de la finalité primordiale et essentielle d’un moine ou d’une moniale. On nous apprend que si nous sommes entrés au monastère c’est pour réaliser le « Projet » de la Vierge. Tout le reste, même l’union avec le Christ, motivation traditionnelle de l’entrée dans la vie religieuse, a une importance secondaire.
Dans la conscience du futur moine ou de la future moniale ce principe assume donc une place prépondérante. On lui rapporte tout, à tel point que « l’ordre des moyens », c’est-à-dire l’ordre des actes moraux concrets, quotidiens, en vient à perdre petit à petit toute consistance. Le paysage de la conscience morale d’un frère ou d’une sœur de Bethléem est d’une pauvreté désolante. Un seul genre de végétation y pousse, un seul arbre y porte des fruits : l’arbre de l’obéissance à la Vierge. En cet arbre est concentré tout le capital de bien moral ou spirituel dont est capable un moine ou une moniale. Tout le reste est mauvais et inutile. On aura beau être vrai, honnête, généreux, fort, prudent, même chaste et obéissant, si nos vertus ne poussent pas sur l’arbre de l’obéissance à la Vierge on ne les considérera pas comme un bien mais comme un mal (moral ou spirituel, peu importe).
Pour donner une quelque idée de ce que je viens de dire, je vais donner quelques exemples. Je vais, pour ce faire, révéler certains aspects de la vie privée (et le plus possible cachée aux autres) de l’actuelle prieure de Bethléem. Qu’on n’y voie pas une espèce malsaine de voyeurisme. Cette moniale, comme celle qui l’a précédée d’ailleurs, mène une vie qui a peu à voir avec celle de la plupart des autres membres, hommes ou femmes, de la communauté de Bethléem. Ses journées sont une suite d’exceptions faites à la Règle. Qu’est-ce qui donc va se passer quand un frère ou une sœur sont amenés, souvent par hasard, à entrevoir cette vie parallèle, ces privilèges continuels ? C’est cela qui m’intéresse, ce moment où quelque chose dans la conscience morale d’un frère ou d’une sœur connaît une sorte de scandale : voilà que le modèle de vie à qui tout le monde devrait se référer se révèle au contraire transgresser continuellement la Règle. Ce moment est un passage très délicat. Choquée par la violence de la découverte, la personne risque de tout envoyer balancer. Qu’est-ce qu’on va mettre en œuvre à Bethléem pour que cela n’arrive pas et que tout rentre dans l’ordre ?
Commençons donc par quelques faits.
La prieure générale, quand je l’ai connue, dépensait des milliers de dollars pour l’achat de tissus précieux chez un marchand syrien de la vieille ville de Jérusalem. Elle en faisait faire des ornements liturgiques ou toute autre chose venant agrémenter une pièce du monastère. Il suffit d’aller visiter l’Église de saint Honoré d’Eylau, seul monastère citadin des moniales de Bethléem, place Victor Hugo à Paris et de voir l’argent qui y est passé pour financer les tapis syriens qui recouvrent la dalle et le chatoyant et énorme ostensoir qui trône sur l’autel.
De 2004 jusqu’à mon départ en 2009 (et sûrement après), la prieure générale louait deux appartements dans le Vieille Ville de Jérusalem, payant un loyer mensuel d’environ 1000 dollars. Dans ces logements (magnifiquement ornés, justement par ces fameux tissus et d’autres bibelots genre lampes et ustensiles en métal tournés par les artisans arabes des souks), vivaient à l’époque 5-6 filles, toutes européennes. À ceux et celles qui étaient au courant, la prieure générale disait que ces filles avaient la vocation de Bethléem mais qu’elles n’étaient pas prêtes, qu’il leur fallait tourner un peu « autour de la montagne » avant de se décider à monter sur le sommet. Quoi qu’il en soit, le fait est que ces filles menaient la « belle vie », dans le sens qu’elles pouvaient choisir ce qui leur convenait le plus en fait de passe-temps ou de volontariat ou d’expérience formatrice. Certaines travaillaient à l’Hôpital français de Jérusalem, d’autres fréquentaient des cours à l’Institut Biblique tenu par les Dominicains, d’autres encore participaient à des actions en faveur de la paix entre Israéliens et Palestiniens. Jusqu’ici rien à redire, sinon que seulement une élite de filles « privilégiées » (elles étaient bien évidemment triées sur le volet) pouvait ambitionner un tel séjour en Israël avec logement gratis. Mais ce qui vient noircir le tableau est le fait que la prieure générale passait le meilleur de son temps à rendre visite à ces filles, à les promener dans le pays, à sortir avec elles dans des restaurants typiques. Ceci se passait surtout le lundi, jour de désert de la communauté, où tout le monde était censé vivre dans le plus grand recueillement et la plus parfaite solitude de son monastère (inutile de dire que ce même jour interdiction était faite même aux sœurs prieures d’essayer de joindre sœur Isabelle par téléphone, elle se reposait dans la solitude de ce jour de désert, nous disait-on).
Outre les appartements à Jérusalem, la prieure générale avait loué une magnifique petite villa à Jéricho. Elle avait acheté le terrain environnant et y avait fait construire une succursale de son monastère. Dans cette villa, luxueusement décorée, la prieure générale se retirait de temps en temps pour des temps de détente (qu’elle appelait de « retraite »). Les fois où j’y suis allé pour célébrer la messe pour elle [23] et son assistante, j’ai pu remarquer qu’en fait de nourriture, par exemple, elle ne se privait de rien.
Toujours dans ces mêmes années, la prieure générale avait l’habitude d’aller se détendre et prendre du bon temps sur les rives de la Mer Rouge, auprès d’une localité balnéaire où elle jouissait d’un traitement de faveur grâce à l’amitié d’un certain homme d’affaires égyptien.
La liste pourrait continuer, il suffit de noter qu’à partir de 2007 ou 2008, un des frères de sang de la prieure générale était venu s’installer avec sa femme et leur fille à l’intérieur de la clôture des moniales en Israël. La prieure générale avait fait bâtir pour eux une belle maison, prétextant que désormais ce serait son frère qui s’occuperait de la gestion matérielle de certaines affaires du monastère. Quoi qu’il en soit ici encore, la prieure générale allait souvent, sinon tous les jours, prendre au moins un repas avec la famille de son frère. Du reste, depuis longtemps, elle avait une cuisinière particulière, une moniale qui lui était extrêmement dévouée et qui, même en temps de carême, lui préparait des mets délicieux. Il faut savoir que dans les mêmes années, la prieure générale venait de lancer des nouvelles règles pour le jeûne, beaucoup plus strictes qu’auparavant…
Si j’ai donné ces quelques exemples, tirés parmi bien d’autres, c’est pour essayer d’expliquer ce que je disais plus haut, à savoir qu’« on aura beau être vrai, honnête, généreux, fort, prudent, même chaste et obéissant, si nos vertus ne poussent pas sur l’arbre de l’obéissance à la Vierge on ne les considérera pas comme un bien mais comme un mal (moral ou spirituel, peu importe) ».
Qu’est-ce que ça veut dire exactement ? C’est tout simple. Mettons le cas, comme je le disais plus haut, qu’un moine s’enquière de l’un des comportements de la prieure générale dont je viens de parler (elle faisait tout pour essayer de les cacher à la plupart des frères ou sœurs, bien évidemment). Mettons aussi qu’il ose en parler à son responsable. Eh bien, on lui faisait comprendre que s’il en éprouvait du scandale c’était parce qu’il n’avait pas encore découvert la vie avec la Vierge, s’il jugeait ces comportements contraires à la pauvreté ou à la chasteté ou à toute autre vertu, c’est qu’il en était encore à un niveau « moral » faute d’avoir accédé à un niveau plus profond, « théologal ». Et derrière ce niveau « moral », se cachait son vieil homme, avec son orgueil qui juge de tout et de tous. Bref, le frère s’en retournait contrit, se jurant à soi-même qu’il ne jugerait jamais plus ce genre de comportement de la prieure [24].
La déviation de la conscience morale d’un membre de Bethléem est donc une déviation fondamentale, de l’ordre des fins. C’est la finalité qui est faussée car elle n’est plus l’union au Christ, votre perfectionnement spirituel, le bien de l’Église ou le salut de l’humanité, toutes finalités traditionnelles dans la vie religieuse, mais bien plutôt l’obéissance au « Projet de la Vierge » (qui dans le concret est bel et bien le projet d’une personne humaine en chair et en os)
Et du coup les moyens le sont aussi. A l’intérieur de la communauté on appellera force la résistance à toute opposition au Projet de la Vierge. Prudence, la circonspection et la ruse nécessaires pour faire avancer ce Projet coûte que coûte. Tempérance, la mesure avec laquelle on agira. Justice, le fait de rendre à la communauté ce qu’elle me prodigue avec tant de libéralité. Et ainsi de suite. On en arrive aux pires aberrations : obéir à la Vierge pourra même, en certaines circonstances, signifier désobéir à l’Église ou même à Dieu.
Cette destruction morale des consciences est affolante. Comment est-il possible qu’en ce début du XXI siècle des jeunes, en provenance de notre monde émancipé et sécularisé, puissent tomber dans un tel piège ? Et ce dans la France laïque et adepte de la libre pensée ?
Pour comprendre un petit peu comment cela est possible je vais dire un mot des stratégies que Bethléem met savamment en œuvre pour attirer ces jeunes, tels des oiseaux innocents dans des pièges. En effet, rien de cela ne serait possible sans un mécanisme formidable de séduction.
Une séduction qui conduit à une « héroïcité » amorale
On ne choisit pas Bethléem, on tombe dedans, on est séduit. J’ai reçu pas mal de jeunes en recherche de leur vocation. Je peux affirmer que les seules vocations qui restent à Bethléem sont celles « fascinées » dès la première minute. Il n’existe pas de processus vocationnel, un discernement opéré en pleine connaissance de cause. Quand cela existe, les chances que le jeune rentre à Bethléem se réduisent de beaucoup. Il y a un véritable phénomène d’engouement. On est subjugué ou alors ça ne marchera pas. À quoi est-elle due cette séduction irrésistible ? Il est difficile de localiser en une seule facette de Bethléem cette puissance d’attraction. Il s’agit de tout un ensemble.
Il y a un véritable « esthétisme de séduction » à Bethléem, un culte de la beauté qui fascine. Le jeune homme ou la jeune femme choisit la communauté souvent « malgré » eux.
Nous étions tous entrés sans savoir vraiment pourquoi et souvent en expérimentant une réelle résistance ou répugnance vis-à-vis de certains aspects qu’on ne pouvait éviter de remarquer. Mais il y avait un je-ne-sais-quoi… Et puis cette marée d’affectivité qui montait et vous submergeait. On était bien là-dedans. On était flattés d’appartenir à une communauté si belle et florissante, si puissante en définitive.
C’était la Vierge qui nous avait choisis, nous disait-on. Et ce coup de foudre restait longtemps en nous, on nous invitait à longueur de vie à y revenir. C’était le « premier amour ». Amour de qui ou de quoi ? Il est difficile de discerner si c’était l’amour du Christ ou la fascination de Bethléem. En principe les deux étaient inextricablement mêlés, mais la fascination de Bethléem ajoutait un je ne sais quoi de contraignant qui irait en grandissant tandis que la profonde liberté suscitée par l’amour du Christ s’amenuiserait.
Si on ajoute à cela le fait qu’aujourd’hui l’humanité, et en particulier la jeunesse, traverse une phase de profonde insécurité due à la déception laissée par le vide des idéologies et à la pénurie flagrante de figures de références surtout paternelles, on comprendra encore plus aisément ce phénomène d’aliénation des personnes et des consciences.
Aujourd’hui on cherche des références identitaires fortes, des communautés de prestige qui sachent nous donner la sécurité et la valorisation que nos humanités n’ont pas su trouver dans notre vie familiale, sociale et affective. Du reste, ceux et celles qui ont déjà en eux cette sécurité et qui ne sont pas disposés à la « vendre » en raison d’une prétendue mort à soi-même, ceux et celles qui ne se laissent pas faire, ceux-là n’ont pas de place à Bethléem, ou du moins une place « prépondérante ». Et il est clair qu’ils « n’y feront jamais carrière ».
Bethléem se charge de sécuriser « faussement » ces consciences gravées d’insécurité et de leur donner une allure d’assurance, leur infusant une illusion de force intérieure. Car la conscience morale que Bethléem forme, ou mieux déforme, à son image et ressemblance, devient peu à peu tout le contraire d’une conscience laxiste ou hésitante.
Pour l’idole de la communauté on est prêt à tout sacrifier, et je peux assurer qu’il y a de véritables martyrs de cette conscience-là à Bethléem. Il y a des frères et des sœurs qui vivent un effectif et héroïque renoncement à soi-même pour obéir à « ce que veut Marie », jour après jour.
Du reste, le système Bethléem ne pourrait pas fonctionner aussi bien sans cette « héroïcité ». Je peux dire ici sans fausse humilité que j’ai vécu moi-même de longues années dans une telle « héroïcité ». Dieu seul sait les renoncements « vertueux » que j’ai opérés sur ce que ma conscience, malgré tout, pouvait encore percevoir d’erroné dans la vie de Bethléem. Il fallait dire non à ce moi-là, à cette conscience-là qui devenait amorphe et amorale par soumission au système.
À la fin, on ne sait même plus où est le bien et où est le mal, ou mieux, cette distinction se réduit à une seule question parfois angoissante : obéir ou désobéir à la Vierge, ce qui équivaut quelque part dans l’inconscient à vivre ou mourir, être sauvé ou être damné. Et si on pense lui avoir obéi, fut-ce en contrecarrant sa propre conscience – au prix de combien de tourments et d’atermoiements ? - On parviendra à se suggérer à soi-même que notre conscience, malgré ses tiraillements, est irréprochable devant Dieu.
Arrivés à ce point, plus rien ni personne ne pourra nous ébranler dans notre conscience « déformée et aliénée ». Nous devenons invulnérables à toute critique ou remise en question. Nous avons obéi à la Vierge, nous avons obéi au précepte évangélique et monastique de mettre à mort notre moi autonome et pécheur, et nous savons la peine et les larmes que cela nous a coûté.
C’est cette obéissance et ce renoncement « héroïques » qui nous justifieront devant Dieu, lorsque la Reine des cieux nous reconnaîtra comme ses fidèles serviteurs. Nous en arrivons ainsi à avoir des consciences « blindées », ou pour le moins aveuglées, conséquence logique et tragique d’une habitude constante et fidèle de piétiner sa conscience naturelle.
Formes d’appartenance au système aliénant de Bethléem
Il m’est bien évidemment impossible de lire dans le secret des cœurs et donc de dire si tous à Bethléem ont des consciences aussi blindées. Je ne peux qu’exprimer une opinion fondée sur ma propre expérience communautaire. Cependant, je peux généraliser sans grand risque d’erreur en affirmant que tout le monde à Bethléem ressent tôt ou tard un climat de manque de liberté, tout le monde sans exception finit par percevoir une atmosphère de peur. Plus on entre dans les rouages de Bethléem, par une charge ou une mission [25], plus on est confronté aux manœuvres dissimulatrices à travers des choses qu’on ne devrait ni voir ni entendre, plus on pénètre dans les arcanes du fonctionnement communautaire, et plus on reste perplexe.
Qu’est-ce qui se passe alors ? Si on a confiance en ceux qui nous accompagnent, on osera interroger. On commencera alors à connaître les justifications habituelles et traditionnelles qu’on donne à Bethléem vis-à-vis de comportements qui peuvent choquer, scandaliser même (comme certains comportements de la prieure générale dont j’ai parlé tout à l’heure).
On acceptera ces justifications naïvement car elles nous viennent de personnes que nous aimons et dans lesquelles nous avons une absolue confiance. On les acceptera si bien que non seulement on les répétera à notre tour à ceux qui nous en demanderont raison (souvent nos familles), mais qu’aussi on reproduira ensuite à notre tour ces mêmes comportements avec une conscience « tranquille ». On aura pris par là le chemin qui nous portera, plus ou moins infailliblement, vers une conscience parfaitement blindée, aveuglée et assimilée.
Si au contraire on n’ose pas interroger, on gardera ces perplexités pour soi-même et alors nos jours à Bethléem commencent à être comptés. Au lieu de blinder notre conscience et notre liberté, on ne fait que les « ensabler ». Par une sorte d’instinct de survie on se refuse à les faire taire en gardant pour nous les questionnements et les doutes. Désormais, ils referont surface comme un fleuve aux rebondissements imprévus, le fleuve de la conscience libre qui se réveille. Au jour et à l’heure où on s’y attendra le moins, elle refera surface sous forme de questions, de révoltes, de crises, de souffrances, de pleurs ou tout simplement de maladies physiques (par exemple de maladies auto-immunes, très fréquentes à Bethléem).
Voilà les moments, tragiques pour un responsable chargé du bon fonctionnement du système, où un dysfonctionnement apparaît chez un moine ou une moniale. Ils entrent en crise car certains comportements les choquent. Ils n’arrivent plus à concilier dans leurs consciences ce qu’ils voient avec ce qu’on leur fait croire. Ce sont ces passages délicats dont je parlais et qui souvent arrivent à inquiéter pour de vrai les hauts responsables (derrière il y a toujours cette peur ancestrale que quelqu’un, un jour, puisse parler, raconter, ce qu’il a vu et entendu à l’intérieur de Bethléem).
Cette moniale ou ce moine en crise n’arrivent plus à feindre un sourire sur ses lèvres, leur regard s’obscurcit. Ils voudraient en parler à quelqu’un mais ils n’ont qu’une possibilité : en parler à leur prieur(e) [26] . Ceux-ci essayent de les calmer avec les moyens du bord : c’est ton œil qui est malade, ce que tu vois ne correspond pas à la réalité, la prieure générale est tellement débordée de travail que ces moments de détente sont le minimum que nous pouvons lui offrir, on devrait avoir honte même de penser certaines choses, elle a été si bonne envers toi, au fond elle est trop sainte pour toi et tu ne peux la comprendre…
Il n’est pas rare qu’on dise ensemble une prière de délivrance pour chasser ces pensées qui ne peuvent venir que du démon. On peut même infliger une pénitence ou au contraire, selon les cas, on va redoubler d’amour et d’attention vis-à-vis de ce frère ou de cette sœur qui sont tombés, d’après la grille de lecture de Bethléem, sous l’influence du « Prince du mensonge ».
Que ces remèdes aient servi ou non à faire disparaître ce début de pensée critique, de toute façon, dès la fin de l’entretien on fait remonter au plus vite l’information dans les hautes sphères, du moins jusqu’à la première assistante de la prieure générale, surtout s’il s’agit d’un frère ou d’une sœur potentiellement dangereux (des prélats ou des religieuses dans leur famille, des Évêques dans leur entourage, des contacts menaçants).
Il n’est pas rare que le/la prieur(e) reçoive immédiatement des conseils sur la manière de traiter la question. Il n’est pas rare non plus que la prieure générale en personne, surtout si c’est elle et ses comportements qui sont en cause, appelle au téléphone le frère ou la sœur en question, ou, coutume encore plus récurrente, les invite à venir passer quelques jours dans son monastère en Terre Sainte.
Bref, tout est mis en œuvre, tel un apparat de défense hautement et stratégiquement prêt à réagir face à toute menace qui se présente. En général on ne répond pas à la critique par la critique mais par l’amour, ou du moins par ce qui rassemble davantage à un love-bombing.
Le procédé de défense de Bethléem n’a jamais été la violence. Pour se protéger la communauté a bien mieux, elle a un potentiel inouï d’affectivité. Tout d’un coup, la sœur ou le frère rebelle se retrouvent entourés par un filet d’attentions adressées à sa personne.
On exauce tous leurs désirs (« monastiquement » compatibles bien évidemment) Ils aiment travailler à tel ou tel artisanat ? Et bien, on leur permettra de suivre une session de formation en dehors du monastère.
Ils aiment étudier tel ou tel auteur ? Et bien on leur permettra de consacrer aux études tout le temps qu’ils voudront. Et ainsi de suite. Bethléem est truffé de moines et moniales qui font un peu ce qu’ils veulent. Il suffit de se montrer rebelle et d’être considéré potentiellement comme dangereux pour satisfaire certains désirs qui pour les autres resteront perpétuellement inaccessibles.
Mais… et si, au contraire, les doutes persistent et les questionnements déchirants resurgissent ? Et si toutes ces pelletées de « love-bombing » ou d’activités compensatrices n’arrivent pas à étouffer une inquiétude qui serpente au plus profond du cœur et de la conscience ?
Il existe alors un dernier recours et Bethléem n’y fait appel que quand elle a épuisé toutes ses cartouches : une personne de l’extérieur, qu’il s’agisse d’un(e) psychologue, psychothérapeute, gourou ou gourelle. Cette personne sera choisie avec le plus grand soin, il ne faut surtout pas qu’elle puisse donner l’impression d’appuyer les doutes ou les critiques du moine ou de la moniale.
Le jour où elle commencera à aller dans ce sens, ses jours d’intervention pour Bethléem commenceront à être comptés, ce qui explique bien que la communauté soit obligée de faire régulièrement un turn-over incessant de ces aides extérieures.
Bethléem est plein de personnes « en crise », qu’on s’évertue à garder et pour lesquelles on dépense un quota fou d’énergie et parfois même d’argent. Le bon sens suggérerait qu’elles n’ont rien à faire là-dedans et qu’il serait urgent de les aider à trouver une autre orientation pour leur vie. Bethléem semble n’avoir pas ce bon sens élémentaire. Elle garde de nombreuses personnes en état de simple survie. Souvent elle fait cela tout simplement parce que ça lui coûterait trop, en termes d’argent, de faire partir tous ces gens [27].
Sans dire que ce serait un désaveu complet de son système d’emprise. Bethléem a une telle haute idée de soi-même, un tel orgueil… Nous tous, ceux et celles qui sont partis, nous savons parfaitement qu’on nous a répété à l’envie qu’on retournerait, que nous ne pourrions pas vivre sans Bethléem. On nous a dit, en fait, sans vergogne, que sans la communauté nous sommes des ratés voués à l’échec, car pour nous en aller, il faut sûrement qu’on ait un problème…
J’ai oublié de citer, parmi les moyens de « faire taire les consciences », les antidépresseurs dont on fait un large usage à Bethléem et qu’on demande de prendre dans l’obéissance sans prescription médicale, bien évidemment (ou, au contraire, si le médecin les a prescrits, on nous demande de ne pas les assumer).
Une libération miraculeuse
Mais le miracle peut aussi se réaliser. La personnalité, bien que blessée et diminuée, même chloroformée depuis tant d’années, se réveille miraculeusement de son sommeil aliénant.
Elle commence à ouvrir péniblement les yeux et à voir tout d’un œil entièrement neuf. Surtout elle commence à mettre un nom différent sur des faits qu’elle connaît. Elle fait des connexions entre des événements, des comportements, des manières d’agir et de réagir dont elle a été témoin. Tout cela était dans sa mémoire mais c’était comme si elle le regardait pour la première fois.
Au début elle n’en croit pas ses yeux. Elle ne peut pas y croire, à la limite elle ne veut pas y croire. Elle se sent trop coupable de penser de telles mauvaises choses sur sa communauté. Elle se demande si elle n’est pas sous l’emprise du démon. Et d’ailleurs on le lui dit ! Autour d’elle, en effet, dans la communauté, on commence à la regarder d’un œil méfiant comme si réellement le démon avait pris possession d’elle.
Mais si elle persévère sans peur dans ce réveil qui ne fait que commencer alors elle éprouve des sentiments oubliés depuis longtemps. Le sentiment de se percevoir comme quelqu’un d’unique, une personne humaine libre, responsable de sa propre vie devant Dieu, devant elle-même et devant les autres.
Elle revient à la vie et elle ne veut plus à aucun prix pour aucun motif au monde retourner dans les « ténèbres et à l’ombre de la mort ». Elle n’en garde pas moins une douloureuse compassion pour ceux et celles de ses frères et sœurs qui y gisent encore et elle se demande avec anxiété ce qu’elle peut faire pour les aider.
Telle a été mon expérience, telle est ma démarche. Je reviens de loin, d’un mirage ou, mieux, d’un paradis artificiel pour lequel j’ai dû sacrifier mon « unique » : ma conscience, ma liberté, mon âme.
Et tout ceci parce qu’à 20 ans je faisais partie de ces jeunes gens qui ressentent dans leur cœur une soif d’absolu. Car c’est de ces cœurs assoiffés qu’une communauté comme Bethléem se nourrit. Il se peut que parmi ces jeunes gens il y en ait qui présentent des faiblesses et des carences psychologiques plus marquées.
Mais, loin de s’appuyer sur ces faiblesses pour établir leur œuvre de manipulation, les responsables s’appuient sur ce qu’il y a de meilleur dans ces jeunes, leur désir d’une vie intègre et entièrement donnée à Dieu et aux autres.
Le mythe que le lavage de cerveau ne s’adresse qu’à des gens faibles, ce n’est qu’un mythe. La réalité est tout autre. Il faut avoir un cerveau pour qu’on le lave, il faut avoir un cœur pour qu’on le manipule. Et d’ailleurs, à Bethléem, on a toujours regardé d’un mauvais œil les proies sans éclat. Ce qu’on a toujours ambitionné et qu’on continuera toujours de poursuivre ce sont des gens brillants qui puissent apporter du lustre à cette communauté déjà si chargée de paillettes.
Avant de clore ce témoignage, ma dernière pensée va à tant de frères avec qui j’ai passé ce qu’on appelle les plus belles années de ma vie. Ils ont été vraiment mes frères. La plupart de ces jeunes, de ces hommes, n’auraient jamais dû rentrer dans la communauté. Moi j’ai contribué à les y garder. J’ai dépensé des heures et des heures d’écoute et de dialogue pour les convaincre d’y rester. Si je pouvais ne fût-ce que leur envoyer un petit mot aujourd’hui, je leur demanderais bien volontiers pardon d’avoir abusé de la confiance qu’ils ont posée en ma propre personne. Malheureusement cela n’est pas possible, et pour le grand nombre d’eux, cela ne le sera jamais.
Appendice n°1 : le suicide de sœur Myriah
Les événements ont lieu en juin 1998, au monastère de Camporeggiano, en Italie.
Dans un champ à l’intérieur du monastère, Sœur Miryah, jeune polonaise de 27 ans, s’est emparée d’un bidon de gas-oil destiné au tracteur, elle s’en est entièrement arrosée, a craqué une allumette, et a pris feu en une seconde, d’autant que son habit était en nylon. C’est un frère moine (le chapelain du monastère des sœurs) qui l’a découverte en train de brûler. Il n’y avait plus rien à faire. Elle était calcinée. Il a couru chercher un extincteur, une couverture, prévenir la prieure, mais tout était fini.
C’était pendant les vêpres. Le frère est allé appeler la prieure et celle-ci plus trois autres sœurs l’ont aidé à envelopper le corps complètement calciné de sœur Miryah dans une couverture et à le ramener au monastère. Ils l’ont déposé sur un drap, sur une table, au rez de chaussée de la cellule de sœur Marie, présente dans la communauté ces jours-là, mais absente au moment où se sont déroulés les événements.
Un grand ami de la communauté, avocat de la ville voisine et très connu par tout le monde là-bas, contacté par le monastère, s’est entendu directement avec la gendarmerie. Il a tout pris sur lui pour que les choses se fassent le plus discrètement possible. Les gendarmes, dans une voiture banalisée, sont montés au monastère dans l’anonymat complet. Le médecin légiste suivait. Les voisins n’ont rien deviné ni vu.
Le corps de soeur Myriah était noir, calciné, rétracté, exprimant par son attitude même une extrême douleur et une extrême souffrance, les extrémités des membres étaient consumées, les cheveux brûlés, la bouche ouverte en un cri inaudible.
Le médecin légiste a pris son temps pour dicter un long rapport détaillé que notait l’un des gendarmes. Puis ces derniers ont commencé à interroger le prieur général des frères à l’époque, appelé par sœur Marie sur les lieux, et la prieure du monastère de Camporeggiano, qui se sont déclarés comme les deux répondants principaux vis-à-vis des forces de l’ordre.
Celles-ci les ont « cuisinés » presque toute la nuit. En fait, l’intention des gendarmes était « bonne » : ils voulaient que leur rapport soit inattaquable et de fait ils ont obtenu pour les sœurs le permis d’inhumer.
Les pompes funèbres de Gubbio (la ville voisine) ont apporté un cercueil. Myriah était si rétractée en chacun de ses muscles calcinés, si recroquevillée en tous ses ligaments raidis qu’un frère et une sœur ont dû tout « briser » pour forcer son corps à entrer dans le cercueil, articulation par articulation, jusqu’à parvenir à remettre par-dessus le couvercle et le visser presque de force.
La mère de Miryah a été prévenue. Elle a aussitôt dit qu’elle ne voulait pas qu’on enterre sa fille sans la revoir avant. Elle désirait venir avant la fermeture du cercueil (déjà fermé) et être présente à l’enterrement.
Puis elle a dit qu’elle allait envoyer un avocat par l’ambassade de Pologne… C’était son droit le plus strict. Finalement, pour quelle raison j’ignore, non seulement elle n’est pas venue, elle n’a pas envoyé d’avocat et l’ambassade de Pologne n’a pas posé de questions.
Elle n’est venue au monastère que quelque temps après, accompagnée de deux amies, dont l’une parlait parfaitement le français et servait de traductrice. La mère ne pouvait pas croire que sa fille, jeune, qui n’avait jamais présenté de signes de maladie jusque là, était morte comme cela, à l’improviste. Les sœurs responsables lui ont menti sur toute la ligne.
Ensuite, il a fallu affronter les sœurs du monastère. Certaines sœurs flairaient ce qui s’était passé et n’admettaient pas qu’on le leur cache. Mais rien n’a transparu. Elles n’ont rien obtenu. La chose était douteuse car cela n’était jamais arrivé qu’on mette une sœur défunte dans un cercueil.
Normalement, on dépose la sœur qui vient de mourir sur une planche au centre de l’Église. On célèbre les Offices autour de son corps et on prie les psaumes tout le temps jusqu’à la cérémonie de l’enterrement. La sœur est enterrée sur la même planche, sans cercueil.
La vérité de ces événements a été toujours jalousement cachée et encore aujourd’hui, tous les membres de Bethléem ignorent ce qui s’est vraiment passé.
Appendice n°2 : le décret d’érection pontificale de la communauté
Un des objectifs prioritaires des fondateurs ou fondatrices d’ordres nouveaux dans l’Église a toujours été celui d’obtenir la reconnaissance officielle des autorités ecclésiastiques.
Je ne vais pas nommer ici les personnes, les cardinaux éminents, qui ont joué le rôle de complices internes au Vatican pour obtenir la reconnaissance pontificale de la communauté de Bethléem.
Je ne parlerai pas non plus des difficultés rencontrées au cours de plus de trente années de la part de la fondatrice pour avoir cette reconnaissance et des stratégies, souvent douteuses, pour obtenir la protection de tel ou tel Évêque ou Cardinal.
Ici, je ne veux raconter que l’épilogue de toutes ces manigances. Je me base sur le récit qui m’a été fait par celui qui à l’époque était le prieur général des frères et qui a quitté la communauté quelques mois après moi, en décembre 2009.
« Je me trouvais moi-même avec la fondatrice quand celle-ci, aux débuts d’octobre 1998, a reçu du Saint-Siège, par téléphone, la nouvelle que le décret d’érection pontificale de la communauté était prêt et qu’elle pouvait venir le chercher. Je me rappelle de sa joie irréfrénable. Toutefois, elle n’alla pas à Rome chercher le document, elle envoya le prieur général des frères. Celui-ci se rendit à Rome et ramena à sœur Marie le document officiel du Vatican statuant la reconnaissance pontificale de la communauté. Un document assez laconique, dans le style de la brévité et concision vaticanes. La fondatrice, en la lisant, se montra très irritée. En moins de trois jours, elle réécrivit ce décret et elle renvoya à Rome le prieur des frères, avec la requête que ce fût son texte à elle que devait être approuvé et non celui fourni par le Vatican. »
Le frère en question se souvient encore de l’étonnement manifesté par les fonctionnaires du Saint-Siège. C’était du jamais vu pour eux. Néanmoins ils accédèrent à une telle requête.
Mais la désinvolture de la fondatrice ne se limita pas à cet acte. L’approbation de la communauté impliquait également celle de ses Constitutions, un gros tome de plus de 900 pages. Dans le temps qui s’écoula entre l’approbation de ce texte et sa remise définitive au Vatican, sœur Marie et ses assistantes modifièrent plusieurs passages à l’intérieur de ce texte, elles en rajoutèrent et en supprimèrent d’autres. L’important, aux yeux de l’Église, était que le nombre total des chapitres demeure inchangé ! Et ces corrections ont continué même après la mort de la fondatrice.
Or, le décret d’Érection, aménagé sur mesure par sœur Marie elle-même, est le texte par excellence qu’on continue de montrer devant quiconque ose remettre en question le charisme de Bethléem. Il est montré en particulier aux jeunes novices ou postulants ou tout simplement regardants qui ont encore des doutes sur la conformité à l’Église de certains aspects de la communauté.
On leur dit : « C’est le Pape qui l’a dit, regarde ici, c’est écrit noir sur blanc ! » Et ces jeunes gens se tranquillisent, confortés par ce fait irrévocable. En réalité, le Pape n’a rien dit de tel et l’Église encore moins…
Appendice n°3 : les messages de « la Vierge de Saroueh »
Le 15 février 2001 sortait dans les colonnes de l’hebdomadaire La Vie un article intitulé « Des gourous dans les couvents », signé GRZYBOWSKI LAURENT/MERCIER JEAN/SAUVAGET BERNADETTE/PETIT JEAN-CLAUDE . Il y était question notamment des moniales de Bethléem. Voilà ce qu’on pouvait y lire à propos de pseudo messages que la Vierge aurait adressés à une moniale dans les années quatre-vingt-dix :
« La prieure générale des Petites Sœurs de Bethléem, sœur Isabelle, nommée il y a deux ans, après le décès de sœur Marie (la fondatrice), réside à Jérusalem. La Vie a pu la joindre par téléphone. "Nous avons commis une grave erreur, reconnaît la sœur, qui avoue que c’est elle-même qui a traduit, à l’époque, ces prétendus messages de la Vierge, donnés en arabe par une voyante palestinienne. Sœur Françoise était quelqu’un de très mystique, explique sœur Isabelle. Nous avons voulu l’aider en lui adressant ces messages qui utilisaient un langage qu’elle pouvait entendre parce que c’était le sien." Jurant « devant Dieu » que ce procédé n’était pas du tout habituel, sœur Isabelle avoue avoir commis « une grande faute » pour laquelle elle affirme être allée demander pardon, il y a quelques années, à madame T. et même à Rome, l’affaire étant remontée jusqu’au Vatican. »
Sœur Isabelle a juré devant Dieu que le procédé de faire parvenir aux sœurs et aux frères n’était pas du tout habituel. Or, cela est un pur mensonge. L’ancien prieur général des frères peut témoigner qu’entre environ 1985 et 1997, année de la mort de la voyante, une femme palestinienne, ces messages étaient quotidiens. Lui-même en recevait quotidiennement pour lui-même ou pour la plupart de ses frères. Moi-même j’en ai reçu. Je retranscris ici le premier de ces messages qui me furent adressés. Il a eu un poids particulier dans ma vie. Dans les années 1992-1994 je traversais une période de forts doutes sur ma vocation et ma permanence à Bethléem. Je me posais sérieusement la question de partir. C’est alors qu’il m’a été proposé « d’écrire à la Vierge ». Deux jours après je recevais, sous le pas de ma porte, une enveloppé fermée avec dedans l’écriture de mon prieur qui avait recopié sur une feuille ce que sœur Isabelle, à l’époque prieure de la communauté de Bethléem en Israël et traductrice de la voyante arabe, lui avait dicté au téléphone.
Séraphim semblait attendre quelque chose d’elle.
La Vierge a dit : que Séraphim prie beaucoup, car c’est moi qui l’ai conduit au monastère. La famille où je l’ai conduit est ma famille. L’Évangile éclaire ma famille dans le secret. Que Séraphim ne s’inquiète de rien. Ma famille dans l’Eglise attend beaucoup des moines. De plus en plus ils deviendront fidèles à leur appel à la solitude, et en même temps ils ne seront pas empêchés d’accueillir les pauvres spirituels. Que Séraphim prie beaucoup et ne s’inquiète de rien. Paix
C’est à cause de ce message que je me suis décidé à rester jusqu’à la fin de mes jours dans la communauté de Bethléem et à y faire profession perpétuelle deux ans après, malgré la mort dans l’âme. Ce n’est que 15 plus tard, une fois sorti, que j’ai découvert un article du Droit Canon de l’Église qui rend nuls et non advenus des vœux religieux émis sous l’effet d’une supercherie ou d’une tromperie morale.
DROIT DE RÉPONSE
Notre collectif publie très volontiers la réponse du frère Silouane, actuel prieur des frères de Bethléem, au document de M. Fabio B. intitulé « Communauté de Bethléem : les révélations accablantes d’un ancien supérieur ». Nous ne pouvons cependant taire notre stupéfaction devant la pauvreté affligeante et l’agressivité de sa réponse.
Nous sommes en effet surpris tant par la vacuité de ce « droit de réponse » (qui ne répond en rien aux graves points soulevés dans le document) que par son ton agressif et violent. Nous aurions pourtant été heureux d’instaurer un dialogue avec la communauté et de mettre éventuellement des nuances sur telle ou telle allégation.
Nous relevons que, pour disculper sa communauté, l’auteur met gravement en faute et sans preuve une tierce personne parfaitement identifiable : nous lui en laissons la responsabilité.
Nous avons demandé à Monsieur Fabio B. de répondre à l’une des accusations du frère Silouane : pourquoi ne pas avoir cité le résultat de l’enquête canonique dans son témoignage ?
Ce dernier nous a affirmé avoir découvert l’information en lisant le droit de réponse (sic).
Autre point, qui en dit long sur le déroulement de l’enquête : Ni M. Fabio B., ni l’autre ancien supérieur cité dans le document - qui sont les principaux accusateurs - n’ont été auditionnés lors de cette fameuse enquête canonique.
Nous continuons à nous étonner qu’une congrégation religieuse, qui prétend vivre à la suite du Christ, et donc dans la lumière de la vérité (Jn 3, 21), dissimule ses propres Constitutions (de 900 pages !).
Depuis la publication du document de Monsieur B., ce dernier a reçu un grand nombre de messages de soutien et de remerciement. Sa prise de parole courageuse a ainsi libéré la parole d’autres victimes, dont nous publierons bientôt les témoignages.
Le collectif de lenversdudecor.org
Réponse à Fabio B., auteur du texte : « Révélations accablantes d’un ancien supérieur », paru sur le site L’envers du décor le 28 octobre 2014, écrite par Frère Silouane, prieur actuel des frères de Bethléem
Le dossier de 48 pages diffusé par Fabio B. sous le titre « Les révélations accablantes d’un ancien supérieur » porte un nom trompeur, car il occulte et manipule plus de choses qu’il ne prétend en révéler. Fabio B. se présente comme une victime courageuse et désintéressée révélant les secrets d’une dérive sectaire. Ce pseudo statut de victime et de lanceur d’alerte est censé garantir la vérité de ses « révélations ». La gravité des accusations nous oblige à répondre pour rétablir les faits, questionner la lucidité et l’objectivité de l’auteur et pour contester radicalement ses affirmations qui relèvent d’un mélange de manipulation et de théorie du complot, qu’elles prétendent par ailleurs dénoncer.
Fabio B. prétend dénoncer une dérive sectaire, reposant sur un système d’emprise sur les consciences encouragé par la Communauté des sœurs et leur prieure générale. Il se plaint d’avoir été manipulé dès son arrivée à Bethléem, durant sa formation, avant de faire ses vœux et avant d’être ordonné prêtre. Mais comment peut-il, sciemment et en conscience, taire que son responsable direct pour toutes ces étapes a été l’ancien prieur de Bethléem (de 1978 à 2001), qui a quitté juste après lui notre communauté ? Lequel ancien prieur a exercé une sorte de tyrannie à l’intérieur de la communauté, l’a fait dévier dans un idéal humain étranger à l’Évangile et s’est ingéré dans le gouvernement des sœurs. Oui, quelle crédibilité accorder à ce texte quand la vérité sur l’accompagnateur principal de Fabio B. est ainsi occultée, pour rejeter la responsabilité sur la communauté des sœurs et sur un charisme approuvé par l’Église ?
Fabio B. présente son texte comme une tentative de briser la loi du silence, imposée par la Communauté des sœurs, mais lui-même occulte les innombrables éléments qui s’opposeraient à sa pseudo démonstration.
Il indique que son texte est une reprise d’un dossier qu’il a déposé en 2009 à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, parallèlement à un dossier déposé par l’ancien prieur, mais il se garde bien de dire que ces dossiers ont donné lieu à une enquête de la part de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, enquête qui s’est conclue par un non-lieu, les propos de Fabio B. et de l’ancien prieur ayant été reconnus comme une interprétation personnelle et déformante de leur propre histoire. Une autre conséquence de la conclusion de cette enquête a été l’exclaustration de l’ancien prieur, imposée par le Saint-Siège le 23 septembre 2013. Quant à Fabio B., il a été, à sa demande, réduit à l’état laïc.
A supposer qu’il y ait eu des erreurs dans l’accueil et la formation de Fabio B., qui en est le premier responsable ? Faut-il généraliser et faire la théorie de ses problèmes et de ses difficultés personnelles pour affirmer des faits qui sortent complètement de la réalité ou qui la déforment gravement ? L’affirmation que ce texte est écrit sans passion, pour l’utilité de plusieurs, est toujours démentie par l’amalgame malhonnête de faits et de pure fiction déformés par une interprétation tendancieuse et par une confusion qui paraît calculée. Qui plus est, on a scrupule à rappeler cette simple évidence : Fabio B. ne connaît plus la vie des monastères depuis plus de cinq ans.
Je peux attester personnellement que la réalité actuelle de Bethléem ne correspond pas à ce qui est dit et affirmé dans ce dossier mensonger et à charge.
Il ne s’agit pas de dire que la communauté de Bethléem est une réalité parfaite. Certes non.
Mais la stigmatiser bassement comme il est fait dans ce texte est honteux et malhonnête.
La communauté des frères existe de façon autonome par rapport aux sœurs, elle ne correspond en rien à ce qui est dit dans ce texte, elle a son identité propre, et le respect des personnes et de la vraie liberté est au cœur de notre recherche continuelle, pour les frères et pour les sœurs. Ce que Fabio B. décrit comme le « marché des vocations » à Bethléem est ignoble et blessant pour ceux qui ont trouvé leur vocation. En outre cela est démenti par les faits car un nombre significatif de postulants choisissent une autre voie à la suite d’un processus de discernement respectueux. Le texte de Fabio B. profane de façon perfide et habile ce qui concerne une communauté entière, frères et sœurs, pour y jeter un discrédit total et lui faire le plus de mal possible, en occultant les éléments cités au début, ce qui est inadmissible.
C’est dire si ce texte infamant est mensonger. C’est dire si son auteur occulte sciemment une partie des faits pour porter ses accusations infondées. Je ne pouvais, en conscience, les laisser sans réponse.
Qui souhaiterait mieux connaître notre Famille monastique peut visiter notre site internet ou l’un de nos monastères. Qui souhaiterait un complément de réponse au texte publié par Fabio B. peut écrire à l’adresse suivante :
Frère Silouane - complément de réponse
Currière-en-Chartreuse
38380 Saint Laurent du Pont
Pour la Congrégation des Moines de Bethléem et de l’Assomption de la Vierge
Frère Silouane