LE PARDON DE JOSEPH
Souvent nous imaginons le pardon à la manière d’un simple effacement des offenses, un peu comme on essuie un tableau ; on passe l’éponge et les offenses disparaissent. En ce cas, avec les fautes, s’en iraient les exigences de la justice ; la miséricorde supprimerait la justice… Le fond du problème du pardon réside sans doute là, dans ce débat entre la miséricorde et la justice : la miséricorde ne peut conduire à la suppression de la justice sans faire perdre au pardon son énergie et donner raison à ceux qui l’accusent de faiblesse ; mais la miséricorde ne peut pas non plus laisser la justice seule, car elle peut devenir alors dure et bientôt inhumaine. Nous voici donc placés devant le problème de l’accord entre la miséricorde et la justice que la théologie traite d’abord en étudiant les qualités de Dieu, mais qui se reproduit d’une façon vivante en nous chaque fois qu’il nous faut pardonner. Déjà saint Thomas écrivait à ce propos, concernant les béatitudes des miséricordieux et des assoiffés de justice : « La justice sans la miséricorde est cruelle, et la miséricorde sans la justice est la mère de la dissolution. Il faut donc les associer » (Commentaire sur saint Matthieu, c. V, n° 429). L’association entre la miséricorde et la justice est, d’ailleurs, réclamée par la charité elle-même qui est à la source du pardon. En effet, si mon frère a commis une injustice contre moi, et si, surmontant mon ressentiment, je persiste à l’aimer, je ne pourrai pas me contenter d’oublier pour mon compte l’injustice commise, ce qui correspondrait au pardon-effacement. Le pourrais-je vraiment, d’ailleurs ? On peut se le demander, car la réaction à l’injustice est si profonde en nous qu’elle engage jusqu’à l’inconscient. Mais précisément parce que j’aime mon frère, je souffrirai de le voir affecté et mis en péril par la volonté injuste qui s’est formée en lui et qui risque de susciter de nouvelles injustices. La vraie charité ne se borne pas à un pardon extérieur ; elle cherche à atteindre le cœur de celui qu’elle aime malgré l’offense pour le débarrasser, si possible, de l’esprit mauvais qui l’a poussé, afin de lui rendre le sens et l’amour de la justice. Or cela ne peut se faire sans qu’il ne prenne conscience de l’injustice commise et ne cherche à la réparer, en lui-même d’abord, vis-à-vis d’autrui ensuite… Un des plus beaux récits où nous voyons comment l’amour sait faire la justice, en rendant le sens et le goût de cette vertu à ceux qui ont péché contre elle, est l’histoire de Joseph. Dès la première rencontre avec ses frères, Joseph aurait pu se faire reconnaître à eux. Mais dans sa sagesse, il comprit qu’il devait prendre le temps pour que son pardon fût efficace : il lui fallait mettre ses frères à l’épreuve pour sonder leur cœur et leur réapprendre la pratique de la justice qui effacerait la faute commise, C’est pourquoi Joseph plaça ses frères dans une situation exactement semblable à celle d’autrefois, quand ils péchèrent contre lui par jalousie. Telle était la condition pour expulser ce sentiment mortel de leur cœur et les rendre à la justice. C’est cette conversion intime à la justice, opérée par l’épreuve, que couronne le pardon de Joseph dans la scène de la reconnaissance : les frères ne se reconnaissent pas seulement de visage, mais de cœur dans la miséricorde et la justice recouvrées.
Servais PINCKAERS, Au cœur de l’évangile, le « Notre Père », P. 88-91