Le vide, la puissance et l’espérance
Dans le RER B, j’ai eu mon chemin de Damas, mais étalé sur dix ans. Le Christ ressuscité ne m’est pas apparu entre La Courneuve et Le Blanc-Mesnil, il ne m’a pas dit « Anne, Anne, pourquoi me persécutes-tu » (du moins, je n’ai pas entendu) dans un éclair de lumière qui aurait renversé le gars rotant accroché à la barre graisseuse sous l’œil lassé des pendulaires et celui, peu ragouté, des touristes débarquant de Roissy-Charles de Gaule (et qui nous prennent toutes nos places assises avec leurs énormes valises), qui aurait illuminé le Sacré-Cœur qu’on voit de loin, embrasé d’un halo prophétique toute la région parisienne, fait surgir de mon domicile une flamme de vive joie à annoncer au monde de toute urgence.
C’est bien dommage d’ailleurs : ça doit être bien quand même de se lever dans des matins pleins d’assurance, de se diriger d’un pas vif et ferme en habit blanc, noir, marron, tout ce que vous voulez (un peu comme les mannequins mais avec un air moins débile) vers une chapelle aux pénombres savoureuses, de se féliciter des silences instructifs dans l’adoration du plan grandiose de Dieu que j’aurais compris.
Là je n’entendrais plus la radio du voisin qui démarre pile à neuf heures : c’est fini le silence d’avant : aimablement, je lui ai demandé plusieurs fois de baisser le son, ça n’a servi à rien. J’ai laissé tomber. Pour « prier », je mets des boules Quiès. Alors à la messe de demain, dimanche, eh bien, non je n’irai pas : j’en ai marre des mouflets hurleurs, des sermons ennuyeux. Hier, samedi, j’ai fait les courses, demain c’est reparti pour le RER B, alors dimanche, c’est le jour de grand luxe : celui d’un peu de silence et d’un peu de solitude, où la seule chose que j’ai à offrir à Dieu c’est mon épopée ratée, mes prières inexaucées, ma « périphérie ». Et puis j’en ai tellement marre de voir ces pauvres gens alerter en pure perte les autorités de leur diocèse à cause de leur fils suicidé ou de leur fille violée, que je ne veux même plus entendre parler de tout ça, sinon, si ça continue je vais aller à la France Insoumise. Bon, quand j’aurai la vague impression que les mornes figues qui lapident l’âme seront sans effet, j’irai communier. Et Dieu sait que je ne peux pas faire plus, faire comme je l’aimerais tant. Lui, il sait tout.
Moi j’aimerais papoter tranquille avec saint Pierre, lui demander ce qu’il en pense de tout ça, si le RER B c’est sanctifiant, si ne pas aller à la messe le dimanche, ça veut dire que je m’égarerai sec au bout du bout, si franchement ce ne serait pas une bonne idée la Parousie rapide, je veux dire pour la semaine prochaine par exemple, ou si le seul truc à espérer c’est de se sentir mieux, de se réconcilier avec soi-même, de se réviser à la lumière de l’Esprit Saint comme les voitures dans leurs voies de garage. Car certains assurent avoir eu du Ciel quelque communication secrète et rédemptrice. Ils ont de belles maisons et vendent beaucoup de livres. Je me demande ce qu’aurait fait François d’assise, pas la même chose, me dis-je. Non, décidément, elles ont le ventre bien gras et les pieds trop au chaud, ces communautés. Mais ce sont des préjugés sans doute, mâtinés de verte jalousie.
Ca doit être bien quand même de se trouver « appelé » à des liturgies exaltantes (vu celles du tout-venant, on est dare-dare dans le faste) bourrées d’encens, transporté au septième ciel par des chants pas possibles et hyper-entrainants où même les nourrissons pleurent « en langue », et où quand on sort on a comme tout compris, du moins on en a une sacrée impression. Et puis c’est vrai que dans ces vieux murs cisterciens ou chartreux, avec ces horizons de montagnes, de rivières, de champs, de villages, c’est tendance, la certitude.
Ah bon, ils sont là les saints d’aujourd’hui ? Pas un vieux dis-donc : où sont-ils ? Renvoyés aux paroisses ou quoi ? Les ciels sont parfois roses et mauves au-dessus des friches industrielles et des murs tagués de « nique ta mère » et de croix gammées. Je regarde et on passe, morne, dans ce renouveau discret et somptueux du jour sur la banlieue nord. Dingue, ces abbayes des « communautés nouvelles » ! Mais combien ça peut coûter ? 500 000, 1 million, 2, 3 millions d’euros ? Attention, tout ça est pauvre puisque vous ne payez pas grâce au régime du commodat, un truc un peu bizarre prévu par le législateur. En gros vous n’allongez rien pour votre monastère perso, ni votre prieuré tip-top.
Le soir, plus le moindre vermisseau de foi à se mettre sous la dent et mon âme a plein de gargouillis. D’ailleurs, comme ça prenait une certaine proportion, j’en ai carrément parlé au Très-Haut : « Très-Haut, ai-je dit, bien plantée devant sa gloire (enfin en imagination), je n’y arrive pas, je n’arrive à rien d’ailleurs. Très-Haut, j’en ai marre. … C’est simple, sans Toi, Tout-Puissant, la foi on la perd même si on veut la garder, parce qu’on ne sait même plus comment faire pour la garder. Tu sais bien que le soir je rêvasse en regardant The Crown sur Netflix plutôt que de prier-pour-le-salut-du-monde. Là, c’est trop, là la balle est dans ton camp. » Je jette un œil sur KTO : les Béatitudes de frère Ephraïm, moins épiquement Gérard Croissant, sont dans le collimateur de la justice et l’église prend des initiatives. Ah. Pourquoi pas ?
Aux Béatitudes, ça s’est cassé la gueule. Un problème de « maturité » et de « croissance », voilà le diagnostic. Trader sur le retour ou coach sportif de Mbappé ? Non, commissaire pontifical. On parle de gamins violés, de suicides, de destruction de vie psychique et spirituelle, de ruine financière, d’accroissement d’entreprise ?
C’est insupportable. Je vais me coucher, vengeresse je me rue sur les vintage de l’INA histoire de me détendre un peu. Je vais me mettre à bouffer du curé, comme les grands ancêtres de 1905. Les responsables ecclésiastiques, héritiers de la légendaire « prudence » de l’Eglise (à peine cent miracles reconnus par le Bureau International des Guérisons à Lourdes, c’est pas bézef) ont donc laissé pousser comme des champignons ces fondations pour l’unité, ces maisons à guérison, ces lotissements à effusion, sans rien dire, enfin comme peut le penser de l’extérieur un croyant bas de gamme et maintenant on entend parler de problème de croissance et de maturité. Je n’arrive pas à suivre ma série. Je dors mal. Tout va mal. Que dois-je vivre ? Où est la vérité du Seigneur ? Qu’aurait fait Jésus ? Qui sont ces gens, ces pasteurs ? c’est dingue. Je m’enfonce. J’ai soif du RER B, de sa laideur qui me rassure comme le bon pain du réel, sa laideur moins laide que l’iniquité que j’entrevois avec tant de peine.
Voici les trois perles qui ont mis fin à mon chemin de Damas, trois perles récoltées avec soin par Xavier Léger, un ancien de la Légion du Christ, que tout un chacun peut lire sur son blog :
Perle 1 : « La tolérance zéro ? Non, non… dans l’Eglise, nous ne sommes pas comme ça. Cela, nous le laissons aux puritains. Et j’irais jusqu’au fond de ce que nous enseigne Matthieu au chapitre 7 : Tout arbre bon donne de bons fruits, et l’arbre mauvais donne des mauvais fruits. Un arbre bon ne peut produire de mauvais fruits, ni un arbre mauvais produire de bons fruits. Or le fruit est bon, le fruit est extraordinairement bon… Il est excellent, magnifique… Alors peut-on dire que l’arbre est mauvais ? En pure logique, je dirais que non, et je l’absous, j’absous le père Maciel ! »
Perle 2 : « Si un diamant ou un anneau en or tombe dans la boue, il se salit. Mais ensuite, il suffit de le nettoyer pour le faire briller à nouveau. Il ne faut pas rester sur l’image du bijou lorsqu’il est couvert de boue. C’est pourquoi, il me semble que le plan de Dieu sur la Légion nous indique que la Légion doit continuer. Et il me semble que c’est la volonté des souverains pontifes. »
Perle 3 « Parce qu’un homme choisi par Dieu, Marcial Maciel, a recueilli la lumière divine et a fait ce que Dieu attendait de lui ! Comme le Christ l’a voulu, il a eu parmi ses ancêtres un certain nombre de femmes de peu de vertus. Ainsi, celui qui n’avait aucun péché, s’est entouré génétiquement du péché, pourrions-nous dire. Hosanna au fils de David ! Gloire à la Légion, même si elle est victime de la faiblesse humaine, victime de la force du mal ! Il fallait que cet homme, choisi par Dieu, paye lui aussi son tribut au mal ! Personne ne savait qu’il menait une double vie… pourquoi ? Parce qu’il a été prudent. Voilà une grande et importante vertu chrétienne ! Ainsi, quand il vous formait, la providence divine n’a pas voulu que se perde la force du message qu’il transmettait à cette Légion de Jésus-Christ. Et c’est pour cela que la plus grande partie des légionnaires n’a jamais rien su. Et ainsi, ils ont pu recevoir le message, dans la simplicité et dans le calme. »
Actualisations de la règle de saint Benoît ? Amendements prévus par Thérèse d’Avila ? Lettre d’un saint Antoine en pleine crise retrouvée par des archéologues ? Cahier poussiéreux de la Petite Thérèse déniché dans un grenier du Carmel ? Testament exhumé du Poverello ? Dialogue théologique de sainte Catherine de Sienne ? Quatrième secret de Fatima planqué dans les archives du Vatican ? Faux de saint Ignace de Loyola inventé par Blaise Pascal puis approuvé par le Padre Pio ? Lettre inédite de saint Paul aux Romains ? Ou plus simplement répliques de la série The young pope, -le Vatican est envahi de dingues, Rome est une Babylone d’imposture, et le « young pope » hanté de souvenirs d’enfance mélangés à je ne sais quoi de doutes et de complications - du psycho-spirituel pur jus, ce truc qui fait fureur dans des sessions à 200 euros minimum ? Ah là, ça pourrait –penser à passer le tuyau au scénariste- mais la réalité dépasse toujours la fiction :
Auteur perle 1 : Franc Rodé, Préfet de la Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique (lui, il est chargé de reconnaître telle ou telle communauté, qui comme chacun sait, le savait plutôt, se doit d’être conforme et à la doctrine et à la morale la plus évidente).
Auteur perle 2 : Cardinal Angelo Sodano, Doyen du Collège Cardinalice de l’Église Catholique, ancien Secrétaire d’État du Vatican ( lui c’est le service pressing. Donc l’Eglise, c’est le Corps du Christ ou une marque de lessive, on a besoin d’une confirmation nette).
Auteur perle 3 : Dario Castrillon Hoyos, président de la Commission pontificale Ecclesia Dei et ancien préfet de la Congrégation pour le clergé (la confiance se doit d’être immense dans sa capacité de discernement. On est inquiet pour les résultats des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola).
Bien sûr, ces recommandations cardinalices devaient rester secrètes. Vous n’avez tout de même pas cru, ô catholiques qui regrettez les messes aux églises pleines et poursuivez de vos neuvaines rédemptrices les parents de violées et de suicidés, qu’elles étaient vouées à l’universelle tromperie ?
Mais l’Esprit a ses petites ruses, conformes aux paroles du Fils qui a bien dit que tout ce qui est caché serait dévoilé. Et d’ailleurs, ô croyants d’en haut, savez-vous qu’à l’heure d’Internet on retrouve tout ce qui s’y publie ? Par exemple le rapport du « GROUPE DE RÉFLEXION "SPIRITUEL ET PSYCHOLOGIE" – Document rigoureusement confidentiel, à ne diffuser sous aucun prétexte – » de la Conférence des évêques en 2011 ?
Encore un petit coup ? allez, on y va. Documentaire de KTO, les Béatitudes. Extrait vidéo de Gérard Ephraïm-Croissant, le fondateur pédophile et manipulateur : une seule chose le rendrait malheureux, le pauvre, la dissolution des Béatitudes qui a donné des prêtres à l’Eglise. Malaise. Pour vous faire mieux saisir le problème de cette pieuse componction, soyons précis : c’est comme si Lucifer se déclarait heureux que le Messie réussisse son affaire de Salut. « Personne ne savait qu’il menait une double vie… pourquoi ? Parce qu’il a été prudent. Voilà une grande et importante vertu chrétienne ! » rappelle l’impayable Hoyos (perle 3). Oui, il parlait de Maciel, et là il s’agit de Croissant, bah vous voyez, c’est interchangeable.
Les « bons fruits » ont déjà tout pourri. De quoi accélérer la Parousie, mais bon ce n’est pas nous qui décidons. Dieu a ses raisons et nous la nôtre. Elle compte, la nôtre. C’est la seule que l’on ait puisque l’on n’a pas celle de Dieu. Alors plutôt que de sombrer dans la haine de « l’Eglise », de perdre totalement la foi, de vouer aux gémonies tous les saints et les anges, notre raison elle dit : stop.
Je passe mon temps sur l’Avref. La communauté Saint-Jean, les Focolari, Les Béatitudes, l’Opus Dei, Le Christ-Roi, Marie Mère de Lumière, Les sœurs de Bethléem, Le Point-Cœur, La Légion du Christ, le Chemin Neuf, Le Pain de vie, Communion et libération…Je suis en état de choc, je me disloque, je comprends que l’horreur est profonde et qu’elle est partout. Tout d’un coup, j’ai envie de rire : donc des gars et des filles genre tradi et des gars et des filles genre hippies ( c’est vraiment nul mes préjugés sociaux) au départ de leur épopée se retrouvent comme un seul homme dans une association laïque, attachée au droit des gens. Certains croient toujours : c’est dingue. Des costauds, ceux-là, de l’étoffe des saints, comme on dit. Questions discernement, locutions intérieures et tout le tralala, on ne leur fait pas, je pense. Et question nature humaine, ils doivent en connaître un morceau. Bref, des lucides. Plus ça va, moins je doute, moins j’ai peur (de quoi, d’ailleurs, c’est drôle ça).
J’ai suivi Ananie et j’ai pris la rue Droite.
J’ai envoyé un mail à Xavier et il m’a répondu. Il m’a tendu la main, il m’a tirée de « l’horreur du gouffre », lui qui a vécu ce qui m’est bien impossible de percevoir dans son entièreté. Lui, et les siens, mes lointains, sont devenus mes prochains. Et il m’a dit une chose inouïe : que moi aussi, je les ai réconfortés.
Se taire au nom de la miséricorde, se taire pour ne pas outrager l’Eglise, se taire et prier pour se contenter de se taire, c’est de la blague, c’est du faux, du corrompu, du frelaté. Ca y est, j’ai compris.
L’Eglise pauvre, repoussée, calomniée, celle des Béatitudes, je l’ai trouvée. Ni dans les paroisses croulantes d’ennui et de regrets du gigot-gâteau dominical, ni dans les fers de lance rouillés des charismes plein aux as. L’Eglise qu’on aime, l’Eglise qu’on cherche, celle qui est vraiment « experte en humanité », c’est elle, c’est-à-dire c’est eux, les Murielle, les Marie-Laure, les Xavier, et nous tous avec eux. L’Espérance, elle est là, neuve, intacte et vraie.