Communauté Saint-Jean : Les déviations doctrinales

Dimanche 19 juillet 2020

Suite du Livre Noir sur la Communauté Saint-Jean. Il est maintenant question des errements mystico-théologiques du père Marie-Dominique Philippe, notamment pour justifier les abus sexuels qu’il commettait sur des religieuses et des religieux.

1.5.1 L’amour d’amitié selon Marie-Dominique Philippe

Nous mettons ici la focale sur un point particulièrement retors de l’enseignement du fondateur, à notre sens. Même si c’est l’ensemble de son enseignement qui serait à étudier en détail, sans plus abandonner le sens critique, comme tant ont eu l’habitude de le faire, emportés par l’engouement généralisé et entretenu.

Les textes qui suivent sont extraits du livre du P. Marie-Dominique Philippe : Lettre à un ami : Itinéraire philosophique, aux Éditions Universitaires, 1990.

Comme souvent dans les communautés sujettes à dérives, il s’est créé une « novlangue » remplaçant le vocabulaire courant. Elle nécessite un décodage.

Nous avons trouvé intérêt à le pratiquer en remplaçant l’expression délibérément imprécise d’« expérience externe » qu’utilise le fondateur de Saint-Jean par « expérience physique », pour ne pas dire « relation charnelle ». A ce moment-là, en relisant ses écrits, il convient de remplacer l’adjectif « externe » par l’adjectif « physique » ou « charnel » et certains faits graves que nous venons de mentionner trouvent ainsi leur justification.

Une expérience à la fois « interne » et « externe »

Ne plus vouloir rechercher un véritable amour d’amitié entre les hommes, en considérant que l’amour d’amitié est impossible, serait le fait d’un grave scepticisme et d’un désespoir angoissé (p. 3).

L’expérience de l’amour d’amitié me révèle ce qu’est l’ami, celui qui est pour moi mon bien personnel, celui qui est capable de me perfectionner, de m’achever, de me révéler à moi-même qui je suis parce qu’il est mon ami, qu’il m’aime et que je suis aussi pour lui son bien personnel.

Cette expérience n’est pas au sens propre une expérience intérieure, et elle n’est pas non plus une expérience impliquant l’alliance avec les sens externes. Cette expérience n’a-t-elle pas pour caractéristique d’impliquer ces deux types d’expérience : interne et externe [physique] ?

Expérimenter que j’aime est une expérience intérieure : j’ai conscience d’aimer ; mais l’expérience de l’ami (expérimenter que l’autre m’aime) exige aussi l’expérience externe [physique]. L’expérience de l’ami implique en effet la conscience que j’ai d’aimer, mais elle ne s’arrête pas à cette conscience, elle va plus loin, elle atteint l’autre qui m’aime, ce qui exige un jugement d’existence.

Le bien pour moi ? Mon bien à moi ?

Cette expérience de mon amour d’amitié pour celui qui m’aime suscite en moi un étonnement, une admiration. C’est merveilleux d’aimer et d’être aimé précisément par quelqu’un que j’aime, par quelqu’un qui suscite en moi un amour, car il est vraiment mon bien, il est celui qui est capable de m’apporter un épanouissement personnel (p. 16).

Les autres amours

Enfin il y a l’éveil, en nous, d’un amour volontaire, spirituel, portant sur un bien spirituel, personnel. Cet amour spirituel s’éveille en nous dans un désir ; et si ce bien personnel est un ami qui nous aime, ce désir, grâce à cet amour réciproque, s’épanouit en un amour plus profond. Cet amour spirituel personnel n’exclut pas les autres amours : il tend à les assumer. (p. 16).

En se connaturalisant L’ami, par sa bonté personnelle, attire à lui son ami en suscitant en lui un amour ; par là, son ami lui sera uni en se connaturalisant à lui (p. 17).

Une vie commune L’amour d’amitié réclame une vie commune et la réalisation d’une œuvre commune. Autrement, il risque de perdre son réalisme, de s’idéaliser (p. 18).

Le concupiscible La vertu de tempérance ennoblit les passions du « concupiscible » (celles qui se portent vers le bien sensible immédiat), les empêchant de s’imposer à nous en raison même de leur véhémence et de leur extrême spontanéité, qui risquent toujours de nous devancer.

La tempérance, prise comme substitut de la chasteté Cela est très manifeste dans l’amour d’amitié, car l’aspect passionnel de la présence sensible risque toujours de l’emporter : nous risquons toujours de ne plus rechercher l’autre par amour pour lui, mais pour notre propre jouissance, car sa présence sensible nous attire et excite en nous la passion, et peut exciter l’instinct sexuel. La véhémence du bien sensible, surtout lorsqu’il éveille en nous l’instinct sexuel, risque toujours d’étouffer le véritable amour spirituel, personnel. On voit donc pourquoi la vertu de tempérance est nécessaire pour garder vivant l’amour d’amitié (p. 21).

L’attirance sauvage

II n’y a pas de limites, si ce n’est les nécessités de la vie pratique, qui arrêtent l’élan profond de notre cœur spirituel. Cette source souterraine qui est en nous ne demande qu’à s’épanouir, à jaillir, à aimer celui qui est notre bien, que nous avons découvert profondément comme notre bien et qui nous attire si radicalement, d’une manière « sauvage » pourrait-on dire, au-delà de tout conditionnement. N’est-ce pas le propre de l’amour ?

Les retombées d’une telle idéologie ne sont pas d’ordre purement intellectuel ou philosophique. On est ici en face d’une doctrine qui a fourni une justification récurrente à des agressions sexuelles, par le père fondateur lui-même et par un certain nombre de frères et sœurs, contaminés à leur tour. Cette notion dévoyée d’amour d’amitié est au cœur d’un système d’abus qui a premièrement perverti l’intelligence et l’esprit pour ensuite violer le corps en toute bonne conscience.

Quittant le niveau théorique des cours de philosophie pour descendre au niveau plus pratique de l’accompagnement spirituel, on a alors entendu des discours tels que : « Quand on aime, on aime avec tout ce qu’on est », ou encore « On ne peut pas laisser son corps au porte-manteau », qui étaient autant d’arguments pour aboutir à des relations « incarnées », c’est-à-dire sensuelles ou sexualisées. Un prédateur rappelait à sa victime que « dans l’amour d’amitié, on a les mêmes désirs » pour la forcer à « consentir à » le masturber. Il disait aussi : « l’amour d’amitié est un secret qui nous lie » et « on ne jette pas les perles aux pourceaux » pour enjoindre sa victime à ne pas parler de leur « intimité » à l’extérieur.

1.5.2 Quelques pistes supplémentaires

On ne saurait réduire la perversité de l’enseignement du père M-D Philippe au seul « amour d’amitié ». D’autres notions, très récurrentes dans son enseignement, ont façonné un « prêt à penser » et un langage qui, une fois appliqués dans l’accompagnement spirituel et la vie communautaire, ont nourri et justifié les abus.

  • La consécration à Dieu, gage de pureté. C’est l’idée que « entre consacrés, tout est pur ».
  • « Il n’y a aucun problème avec votre amitié (entre un frère et une sœur), du moment que Dieu est entre vous ! ». « Ne t’inquiète pas de mes gestes, je suis pur(e) ».
  • Le primat de la « cause finale ». La finalité visée, et donc l’intention de la personne qui agit (« je veux te faire du bien »), sont trop souvent devenues le critère, non seulement ultime mais unique, de la bonté de l’acte posé. A la limite, « si tu n’es pas en paix avec ces gestes sexuels, c’est que tu n’as pas eu la maturité nécessaire pour comprendre la grandeur de l’amitié que je t’offrais ! »
  • Gare au formalisme ! « Arrêtons d’enfermer le réel dans des petites cases ». Rien de tel pour écarter des jugements moraux trop catégoriques.
  • Sur fond de distinction philosophique entre la « vie » et « l’être », le mépris pour la « véhémence » des élans vitaux : « La vie revendique parfois ses droits et de manière impérative ! Vous verrez, à chaque fois qu’un frère ou une sœur demande à quitter la communauté, il (elle) invoque « la vie », son épanouissement au niveau vital. Mais nous, nous devons nous placer au niveau de l’être ». Subtil encouragement aux refoulements au nom de la sagesse !
  • L’idée que les péchés d’orgueil sont beaucoup plus graves aux yeux de Dieu que les faiblesses de la chair. A partir de là, comment une humble recherche de la vérité pourrait-elle ne pas couvrir de nombreux manquements à la chasteté… ?
  • Haro sur la psychologie et sur le « vécu » ! Relativisation de tout ce qui est de l’ordre de l’expérience « interne » : ressenti psychologique, émotionnel, sensible, imaginaire. Tout ce vécu doit se laisser dépasser et rectifier par le « réel externe », rencontré dans l’expérience (pour le niveau humain), et dans l’obéissance (pour le niveau divin). Applications : « Ce que tu ressens n’a aucune importance ; ce qui compte, c’est ta vocation et moi, ta supérieure, je sais que tu as la vocation » ; « Tes doutes, ce sont les petits coups de patte du démon, rejette-les ! » ; « ce n’est pas la joie ou la paix sensibles que l’on recherche, mais la joie spirituelle, qui est le fruit d’un choix volontaire » ; « Tu es vraiment trop affectif ! » ; « Tu es trop dans ton imaginaire », « Sors de ton vécu ! »
  • Une vision déformée sur la sexualité : tant qu’il n’y a pas pénétration, la chasteté est sauve !
  • L’exaltation du sacerdoce et de l’autorité religieuse. Le prêtre ou le supérieur sont instruments de Jésus ou de Marie pour moi. « Par ces gestes, je te communique l’amour de Jésus ».
  • Lectures déviées de récits bibliques pour cautionner des pratiques spirituelles et communautaires abusives.

Par exemple,

    • L’utilisation du récit de la chute dans la Genèse (Gn3), avec le dialogue entre Eve et le Serpent, pour discréditer à l’avance toute forme de questionnement ou de raisonnement critique, vus comme un « dialogue avec le démon » et la porte ouverte à la désobéissance,
    • « Marie gardait avec soin toutes ces choses, les repassant dans son cœur. » (Lc2,19) : pour fonder la culture du secret,
    • « Vous connaitrez la vérité, et la vérité vous libèrera » (Jn8,32), et « Consacre-les dans la vérité » (Jn 17, 17) : pour mieux soumettre les religieux à l’enseignement de sagesse du fondateur, devenu indissociable de leur démarche de consécration à Dieu,
    • « Que tous soient un » (Jn17,21) : pour attacher les religieux à la communauté, dont l’unité devait être préservée contre toute critique,
    • « Tout homme qui commet le mal déteste la lumière et ne vient pas vers la lumière, de peur que ses œuvres ne soient réprouvées. Mais celui qui pratique la vérité vient vers la lumière, pour qu’il soit manifesté que ses œuvres sont opérées en Dieu. » (Jn 3, 20-21) : pour fonder l’exigence de « transparence » devant le (la) supérieur(e) ou le directeur spirituel,
    • « Suivre l’Agneau partout où il va » (d’après Apocalypse14,4) : pour appuyer l’exigence de docilité totale et légitimer la souffrance, la vision du « cheval blanc » de l’Apocalypse (Et je vis : et voici un cheval blanc, et celui qui le montait avait un arc. Il lui fut donné une couronne, et il sortit en vainqueur et pour vaincre, Ap 6, 2), pour parer d’« espérance » toute forme de souffrance et de lutte.

D’autres facteurs ont constitué une pression au recrutement, par une instrumentalisation de la soif spirituelle des jeunes :

    • L’exaltation de la vie religieuse, présentée comme la « voie express vers la sainteté »,
    • Le désir de chercher la vérité, érigé en signe quasi-certain de vocation religieuse (surtout pour Saint-Jean !). L’accueil de nombreux jeunes auprès des couvents de formation ou dans des instituts philosophiques fondés par des frères a favorisé l’entrée régulière de nombreuses recrues.
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