Dans la pratique, cette maxime a conduit à beaucoup d’excès qui révèlent que la vie monastique à Bethléem est plus une folie qu’une sagesse.
Les excès dans la prière
Par exemple, lors de la retraite annuelle du Cénacle, pendant 10 jours entre l’Ascension et la Pentecôte, nous restions 6 heures par jour devant le Saint Sacrement : 3 heures le matin, suivies d’une petite pause pour le repas, puis 3 heures l’après-midi dans l’immobilité totale sur un banc de prière, soit à la chapelle, soit dans l’oratoire de notre cellule. Nous écoutions donc des ateliers de prière de sœur Isabelle pendant 6 heures par jour.
Une année, il nous avait été demandé, en dehors de ces temps de prière, de noter le nombre de fois où nous avions dit l’invocation : « Seigneur Jésus, Toi, le Fils du Dieu Vivant, aie pitié de moi pécheur ». Nous devions remettre ce papier à notre prieure lors de la bénédiction avant les vêpres. Il ne devait rien y avoir d’autre dans notre tête que cette invocation, censée nous unifier totalement au cœur, dans un silence absolu.
Les excès dans le jeûne
Le vendredi nous jeûnions au pain et à l’eau. La recette du pain de jeûne était celle de la Vierge Marie, donnée aux voyants de Medjugorje.
Peu à peu, le pain est devenu rationné, si bien que nous ne pouvions pas manger à notre faim car nous recevions à notre porte la quantité de pain qui nous était attribuée pour la journée. Personnellement, tous les vendredis qui étaient en général des jours de grands travaux de ménage, j’avais des crises d’hypoglycémie, mais je devais attendre que la crise arrive pour écrire un mot avec une écriture tremblante afin de demander un petit supplément.
Je me souviens du Carême 2005 qui a été mon dernier Carême. Le jeûne était devenu très excessif. Sur le modèle des chrétiens orthodoxes, nous n’avions plus aucun protide animal pendant toute la semaine, et avions seulement le dimanche un bout de fromage, ou un peu de thon ou œuf au réfectoire. Les repas étaient donc uniquement composés de légumes et de céréales, 6 jours sur 7, et éventuellement de fruits le matin pour les moins courageuses. A la fin de la semaine sainte, nous retrouvions des repas très riches, viandes, plats en sauces, chocolats…quotidiens, sans aucune transition pour se réadapter en douceur. Personnellement mon estomac pourtant solide ne pouvait plus digérer une telle nourriture compliquée après avoir été nourri si sobrement pendant aussi longtemps. Si bien que ayant déjà maigri pendant le carême, j’ai continué à maigrir encore en temps pascal faute de pouvoir digérer correctement les festins pascals… bref j’avais perdu 7 kilos et étais à la limite de l’anorexie, ce qui n’était pas du tout dans ma nature !
Depuis que je suis sortie du monastère, j’ai une aversion pour le jeûne car j’en ai trop souffert. Je me contente seulement de jeûner « comme je peux », le mercredi des Cendres et le Vendredi Saint.
Les excès dans la liturgie
Les liturgies devenaient de plus en plus longues, spécialement pour les Solennités. Quand je suis arrivée au monastère en 1993, seule la nuit Pascale était une nuit totalement blanche à cause de la liturgie, mais peu à peu, de plus en plus de fêtes sont devenues interminables : Noël, puis la Pentecôte, l’Assomption, la Toussaint… avec de multiples encensements aux odeurs variées. Il n’était pas rare que des sœurs s’évanouissent lors de ces longues liturgies précédées d’un jour de jeûne, pour mieux célébrer la Solennité. Il était très mal vu de demander une permission pour aller aux toilettes pendant la célébration d’une longue liturgie et le fait de chanter continuellement nous donnait soif.
Comme remède à ma soif, je n’avais pas d’autre solution que de feindre d’aller vénérer une icône et de me diriger vers un bénitier ou une jarre d’eau bénie (en temps Pascal) pour essayer de boire discrètement quelques gouttes comme je pouvais, d’une eau bénite stagnante, donc évidemment non potable.
Après la communion eucharistique, nous avions 30 minutes d’action de grâce, et en 1999, notre prieure aux Monts Voirons nous demandait de faire le maximum d’efforts pour tenir à genoux en "i", c’est-à-dire sans banc de prière, droite comme des piquets.
Il y avait parfois des sœurs qui s’évanouissaient à force de rester dans cette position si inconfortable, qui abimait par ailleurs nos genoux, car le sol était en pierre, en dallage.
Depuis que je suis sortie du monastère, je n’ai pas pu mettre de tenues au-dessus des genoux tellement mes genoux sont abimés avec des cales profondes à force de rester longtemps dans ces positions très inconfortables !
J’expliquais à mon « ange » que je n’arriverai jamais à rester à genoux en « i » pendant 40 minutes, lors de ma première profession qui approchait, tant j’étais fatiguée et tant j’avais mal aux genoux. En effet, il fallait rester en « i » pendant toute la lecture de la catéchèse monastique et pendant plusieurs prières qui suivaient la catéchèse… Il fallait donc que je m’exerce des mois à l’avance pour y parvenir le jour J.
Juste avant de quitter le monastère, j’avais assisté au dernier chapitre…. ce chapitre annonçait qu’à présent, il y aurait des mesures plus strictes de jeûne quotidien, concernant la nourriture, pour que nous soyons « du côté des pauvres », et non « du côté des riches ». La prieure annonçait aussi que nous allions passer de 1h30 à 2h00 d’oraison d’affilée tous les matins au lever.
J’étais si heureuse de partir pour ne pas avoir à vivre ces mesures drastiques… !
Les excès dans la vie des sœurs, notamment durant les mois évangéliques
Depuis 1999 où lors du mois évangélique, sœur Marie avait instauré un double rythme :
- les sœurs martyrs, qui travaillaient jour et nuit pour le monastère
- les sœurs en retraite qui ne faisaient que prier pendant le mois évangélique.
L’écart entre les sœurs servantes (ou martyrs) et les sœurs de solitude s’était creusé et il était rare pour une sœur servante (dont je faisais partie), d’avoir 1h00 pour étudier, d’avoir 1/2 heure pour faire de la lectio divina le soir, car nous étions submergées de travail.
Les sœurs de solitude, elles, ne pouvaient plus se détendre, elles devaient attendre le dimanche pour marcher un peu avec leurs sœurs. En effet : « la moniale de solitude va de l’église à sa cellule et de sa cellule à l’église, elle va de Dieu à Dieu » (coutumiers)
Nous pouvions faire de la gymnastique en cellule, mais ne pouvions prendre l’air que dans un minuscule jardin attenant à l’ermitage (pour celles qui avaient la chance d’avoir un ermitage) ; car certaines sœurs de solitude logeaient en algéco, voire en caravane !
La personnalité de sœur Marie
Sœur Marie était une personne très atypique, très originale. Lors de la dernière rencontre que nous avions eue avec elle, le 5 septembre 1999, elle nous avait expliqué que le charisme de Bethléem n’avait absolument rien à voir avec le monde et qu’il subsistait encore quelque chose de commun entre Bethléem et le monde ; il faudrait changer.
Elle avait ré-insisté sur l’horaire « atonique » : la moniale se lève à 3h30 du matin et se couche à 19h30 le soir, pour vivre de longues heures de prière la nuit dans un grand silence.
Les repas n’étaient pas non plus réglés selon les habitudes du monde. Nous avions un repas au milieu de la matinée et un repas en milieu d’après-midi… et quelques fruits au lever.
Depuis quelques années, j’ai appris qu’il n’y avait plus qu’un repas déposé une fois par jour. Si la moniale mange tout d’un coup, elle n’aura plus rien pour le reste de la journée. Cela a été le cas d’une sœur sortie en 2012 car elle avait trop faim.
Sœur Marie était aussi farfelue dans ses recettes préférées qui lui faisaient penser à la cuisine « céleste » :
- Une mousse au Collubleu, un produit bleu que l’on mettait dans la bouche lorsqu’on avait mal à la gorge. Cela nous donnait la langue toute bleue.
Pour le 15 août, une année, nous avions préparé une mousse au Collubleu comme dessert pour 200 à 250 personnes (sœurs et voyageuses), cette mousse de couleur bleue lui faisait penser à la Vierge Marie et au voile que nous avions sur la tête.
- Un gâteau sucré au poivre : une recette des sœurs de Pologne que sœur Marie avait beaucoup appréciée parce qu’il disait quelque chose du ciel, de la vie spirituelle « qui a du piquant ».
Elle était convaincue que la vie des moines et des moniales de Bethléem était exactement la vie que nous aurions au ciel, et que ceux qui entraient à Bethléem avaient cette intelligence de commencer à vivre sur terre ce que, tous, nous vivrions éternellement au ciel. Pour preuve : un extrait de la catéchèse monastique lue le jour des professions simples ou perpétuelles. « C’est à cette vie que nous sommes tous appelés, tous ici, et par le monde, sans le savoir ou en le sachant. C’est cette contemplation que nous cherchons, source de l’unité de notre vie et il n’est pas facile dans le combat quotidien de la vie du monde de demeurer unifié dans la vie de l’Esprit par l’Amour ».
Sœur Marie était vraiment persuadée, lorsqu’elle avait une idée, qu’elle venait de la Vierge Marie. Par exemple, quelques jours avant de mourir, Sœur Marie a demandé que les sœurs aient à partir de ce moment là, un 2è cahier en plus du cahier de coulpes (que l’on remettait à notre prieure une fois par semaine lors du chapitre) : ce cahier sera désormais celui des confessions à la Vierge. Il s’agissait chaque soir de relire sa journée sous le regard de La Vierge, de noter les différences entre soi-même et la vierge immaculée, et de remettre ce cahier aussi à notre prieure chaque semaine.
Ou encore, vers la fin de sa vie, elle avait découvert la « voix posée », par les moines de Solesmes. Et elle désirait que toutes les sœurs chantent en voix posée pour que l’on entende un unisson parfait, une seule voix. Mais la raison principale pour laquelle il fallait apprendre à chanter en voix posée nous avait été rapportée par notre sœur professeur de chants, de la part de sœur Marie : "c’est parce que Jésus et Marie chantaient comme cela" !
Cependant, plusieurs années après, sœur Isabelle a pensé qu’il ne fallait plus chanter en voix posée, mais sur « le souffle », comme les orientaux. Alors nous avons totalement changé notre manière de chanter. Cela m’avait perturbée d’apprendre à chanter sur le souffle, car sœur Marie nous avait bien dit que « Jésus et Marie chantaient en voix posée »… pourquoi alors abandonner la voix posée ? Sœur Isabelle a alors dit : « nous allons poser notre voix sur le souffle pour trouver une explication qui ne contredise pas sœur Marie »
Les excès dans la conception de la virginité et de l’eschatologie
Pour sœur Marie, la voie de la virginité était la voie supérieure d’excellence. Elle nous avait d’ailleurs parlé d’un mouvement aux États-Unis qui préparait le retour du Christ par la virginité, ayant compris que la fin du monde aurait bientôt lieu et que cela ne servait plus à rien d’avoir des enfants, de construire une famille.
L’assistante de sœur Marie, puis de sœur Isabelle, était passée aux Monts Voirons vers la fin de l’année du Jubilé, et nous avait parlé en nous annonçant que le retour du Christ, si nous le Lui demandions de toutes nos forces, allait se produire le jour de l’Épiphanie 2001, jour de clôture de l’année jubilaire. Il nous fallait supplier « Viens, Seigneur Jésus ! ». Plusieurs sœurs avaient partagé combien elles avaient été déçues que le soleil se lève tout à fait normalement ce matin-là et d’autres disaient qu’elles n’avaient pas dormi pour se tenir éveillées à la Venue du Fils de l’Homme !
Les prieures nous redisaient que Bethléem était « le parterre de fleurs où le Christ pourrait poser ses pieds lorsqu’Il reviendra ».
Les excès dans la recherche de surnaturel
La vie à Bethléem était aussi appelée « l’autoroute qui conduit directement au ciel »… et lors des mois évangéliques de 2003 à 2005 qui réunissaient les frères, les sœurs, les voyageuses, les voyageurs, quelle n’a pas été ma surprise de découvrir que des enfants étaient venus faire la retraite, car ils se posaient déjà la question de la vie monastique. Le plus jeune était un espagnol de 4 ou 5 ans, qui nous était présenté comme le chouchou de la Sainte Vierge, étant affectivement plus proche de la Sainte Vierge que de sa maman. On le soupçonnait d’avoir des apparitions de Marie ou des conversations intimes avec elle. Il participait à la liturgie avec un déguisement de prêtre, restait sur les genoux de sœur Isabelle pendant les rencontres… il était assez agité et insupportable, mais cela mettait un peu d’animation.
Malgré cette ouverture à tous, je remarquais que le chemin de Bethléem était de plus en plus étroit et escarpé.
Les excès dans les décisions liturgiques, dans les lectures
Par exemple, de nouveaux sanctoraux étaient édités pour remplacer les anciens, et beaucoup de saints avaient disparu du calendrier de la liturgie, car ils n’étaient pas compatibles avec l’esprit cartusien et cela risquait de distraire les sœurs plutôt que de leur montrer l’exemple.
Certains saints, certaines saintes qui nourrissaient ma prière liturgique avaient disparus et nous étions priés de rendre nos anciens sanctoraux qui étaient périmés.
Dans le même sens, l’année d’études sur l’Histoire de l’Église a été supprimée.
Les livres de la bibliothèque étaient soigneusement sélectionnés. Étant née le jour de Sainte Thérèse d’Avila, ma famille m’avait offert "le chemin de la perfection". Je n’ai pas eu la permission de le lire, car ça n’était pas le charisme de sœur Marie où l’on part, non de soi-même, mais de la Vierge.
De même, j’ai voulu lire l’histoire d’une âme et cela m’a été refusé. Je me suis contentée de la Règle de Vie et des carnets noirs du Père Jacquier, "la vie mariale", seul livre qui était compatible avec le « charisme » de Bethléem, avec Saint Louis-Marie Grignon de Montfort. « Me plonger en Marie, me perdre en elle »… c’est le résumé du livre du Père Jacquier.
Les excès spirituels et de carence en discernement
Le nombre de fois où ma prieure m’a dit que ce que je pensais, disais, faisais ne valait rien et que ma vie spirituelle n’était rien, parce que je n’étais pas encore précédée du « 1 » de la Vierge Marie… Je ne suis que zéro et le zéro ne vaut rien s’il n’a pas à sa gauche le 1 pour faire 10, puis 100, puis 1000 ! Cela m’attristait car j’étais convaincue de ma nullité et c’était mauvais pour mon moral.
De plus, mes qualités humaines, surtout au début de ma vie monastique, n’avaient pas été prises en compte. Par exemple : je m’étais présentée comme quelqu’un qui aime beaucoup chanter et qui souhaitait être à l’accueil. Hé bien, j’étais prévenue que je ne serai ni dans la schola (le chœur) ni sœur d’accueil pendant tout mon noviciat. La vie monastique n’était en aucun cas le prolongement d’une vie humaine, il fallait qu’il y ait une rupture totale et donc beaucoup de renoncements.
Pendant ce noviciat, j’essayais de m’accrocher, mais j’avais envie de mourir, car je n’étais pas heureuse, d’ailleurs je dormais très mal, très peu. J’exprimais à mes sœurs lors des marches fraternelles que j’aimerai mourir jeune, car je ne voyais pas de solution à tous les malaises que je ressentais, malaise spirituel, malaise intellectuel, psychique et physique, qui étaient liés au charisme de la famille monastique que j’avais choisi pourtant, en tout cas, qui m’avait séduite.
Les soins que je recevais pour améliorer mon sommeil étaient aussi très spéciaux. Pendant toute une période, chaque semaine, je devais partir toute la journée à Montpellier, pour voir un docteur chercheur, qui me branchait à une machine afin de me faire baisser mes ondes cérébrales. J’ai retrouvé après ma sortie du monastère des ordonnances de prescriptions d’anti-dépresseurs, mais ça n’était pas la solution qui était retenue par les sœurs après mes rendez-vous médicaux. Donc, je n’en prenais pas car on ne m’en donnait pas.
J’étais moi-même persuadée d’être dans la nuit de la foi, selon la description que peut en faire St Jean de la Croix et qu’il n’y avait aucun remède à ma souffrance, car elle venait de Dieu Lui-même à qui j’avais donné la permission de tout prendre en moi, jusqu’à mon propre corps.
Heureusement, des amis sont venus me voir en 2001 et lorsque je leur ai expliqué en quoi j’étais dans la nuit de la foi, ils m’ont dit que c’était peut-être avant tout une dépression… et que je devrais être lucide de ce côté là…
Je les remercie de m’avoir, par ces paroles, remis les pieds un peu sur terre, même si je ne savais pas ce qu’était une dépression.
Sœur Marie, elle, m’avait dit que pour m’aider dans mes grandes insomnies, que d’une part elle en avait aussi, comme moi, et que pour nous encourager, Saint Pacôme n’avait pas dormi pendant 20 ans, le Seigneur ayant permis qu’il perde totalement le sommeil…. « cela ne l’a pas empêché d’être un grand saint »
Sœur Marie était très fière de dire qu’une sœur s’était tirée de son cancer sans chimio thérapie, seulement avec de l’Aloès. Nous devions toutes écrire à nos familles pour parler de l’Aloe Vera. J’avais alors dû écrire à mon oncle qui avait un cancer avancé, que sans doute l’Aloès pourrait le guérir par homéopathie et par plantes et pour que cela marche, il fallait arrêter sa chimio-thérapie sans doute pour que l’Aloès fasse plus d’efforts !
En 2006-2007 et en 2007-2008, j’ai repris des études de théologie à l’École Cathédrale, en faisant la formation des responsables, et il n’était pas rare que le professeur d’Écriture Sainte se mette en colère contre moi et contre tout ce que je représentais à travers la formation que j’avais reçue à Bethléem. Elle disait devant tout le groupe d’élèves que j’étais fondamentaliste, monophysite et fidéiste… et je sentais à travers ses colères qu’elle avait beaucoup de mal avec les sœurs de Bethléem, et les communautés nouvelles dans l’Église en général.
Les excès du rejet de la nature humaine
Pendant les temps de lectio divina avec l’évangile, nous devions écrire sur une feuille le portait de Jésus, par exemple : Un Dieu qui nous divinise ….et de l’autre côté, c’était nous en conséquence : Un homme qui est appelé à être divinisé… En revanche, nous ne creusions pas en quoi Jésus était pleinement homme, ni en quoi nous étions des personnes humaines, Si bien que notre divinisation n’était pas le prolongement de notre humanisation… au contraire, "ce qui est trop humain…ce n’est pas la Vierge, cela ne passera pas la porte du ciel, autant s’en séparer dès maintenant."
Le côté très abrupte de Bethléem, que j’ai retrouvé aussi dans les paysages de Currière en Chartreuse, avec des falaises qui tombent à pic, était valable dans la manière dont sœur Marie s’occupait de notre psychisme. Ma prieure parlait d’elle ainsi : « Elle a remis en question des sœurs de façon très aigüe alors qu’humainement, on aurait eu tendance à ménager ces personnes et leur psychologie. Sœur Marie était navrée que l’on demeure dans nos limites humaines. ».
Sœur Marie :« On n’est pas venu au monastère pour demeurer dans nos limites. On a tout ce qu’il faut pour entrer dans l’au-delà de Tout. Dieu est impatient que je me convertisse, que je change. C’est en posant des actes contraires à ma nature que je change ma nature. Je donne mes limites à Marie, elle les prend, elle s’en occupe, ce n’est plus à moi ».
Ou encore, depuis mon entrée au monastère, j’entendais à tout bout de champ parler des martyrs blancs que sont les moines. Le moine doit endurer chaque jour autant de souffrances qu’un martyr par le sang, il verse le sang de son cœur…cela s’appelle le martyr blanc…donc la souffrance ne doit jamais étonner le moine, il est venu au monastère pour cela.
Je me souviens que sœur Marie était très fière de nous avoir raconté qu’elle avait fait signe à une sœur pendant les vêpres, pour lui annoncer : « tu pars tout de suite aux États-Unis. Ton avion est dans 4 heures. Tu as 1h00 pour préparer tes bagages. Une sœur va t’accompagner à l’aéroport. Ne rate pas ton avion ».
Ainsi la sœur n’avait pas le temps de réfléchir, de poser des questions, elle n’avait qu’à obéir en silence et rapidement. Sœur Marie était très fière de cette sœur qui n’avait pas raté son avion.
Selon une expression chère à st Louis Marie Grignon de Montfort et chère à soeur Marie, nous devions toutes être formées dans« le moule de la Vierge Marie », pour que le Christ puisse ne voir en nous que sa mère et accepte notre offrande. Mais le résultat en était une déperdition de notre personnalité, et une conformité les unes aux autres et spécialement à notre prieure. A force d’être des clones, nous n’étions plus nous-même, et perdions la joie de notre unicité.
Les excès de séduction pour attirer
Pour ce qui est d’attirer des vocations, les sœurs usaient de tout leur charme, de toute la beauté dont elles étaient capables jusque dans les moindres détails, selon les recommandations de la prieure générale.
Deux ans après ma sortie, j’étais fiancée et j’ai voulu partagé à mon fiancé les 12 ans de vie qui avait été la mienne, en lui montrant le monastère de Currière, puis des Monts Voirons. Nous ne sommes restés que deux heures discrètement dans chacun de ces deux monastères. Mon fiancé a pu participer à un atelier de prière car nous étions en août 2007, en plein mois évangélique avec les frères et les sœurs. En ressortant, il me dit qu’il a la vocation pour devenir moine de Bethléem ! A travers sa réaction, j’ai compris combien Bethléem était doué pour séduire les personnes. Je l’ai laissé libre, et nous avons quand même pu nous marier 2 mois plus tard comme convenu… ouf !
Les excès de séduction pour garder
Pour garder les sœurs au monastère, les responsables sont aussi très douées. Je connais deux sœurs à qui l’on a fait miroiter qu’elles seraient un jour, prieure générale, sous le priorat de sœur Marie et qui ont été mises au placard sous le priorat de sœur Isabelle, et sont finalement parties après de nombreuses années de vie religieuse.
J’ai rencontré un ostéopathe qui soigne gratuitement les sœurs et m’a dit son étonnement lorsqu’on lui envoyait une sœur pour la débloquer afin qu’elle fasse sa profession.
J’ai moi-même eu beaucoup de mal à partir, tellement les sœurs me retenaient. Chaque mois, il y avait une psychologue qui venait passer deux jours à Currière pour avoir un entretien avec les sœurs en difficulté. Elle exerçait normalement, non loin d’un autre monastère à 700 km de Currière, puis partait pour le monastère du St Désert après être venue chez nous. Les entretiens étaient de 45 minutes et elle me répétait toujours la même chose : « Les sœurs vous aiment. Dans le monde, vous ne trouverez pas d’amour, mais de la dureté. Croyez-moi, je viens du monde, je vis dans le monde, le monde est trop dur pour vous. Même si vous êtes malade au monastère, restez car vous serez encore plus malade dans le monde ».
Or ces paroles n’étaient pas justes, car c’était justement cette vie qui me rendait malade !
Les sœurs ont souhaité que, dans le cadre de ma sortie du monastère, je fasse une session avec cette dame, là où elle exerçait, pour être solidifiée dans ma psychologie. Je suis donc allée la voir. Je devais rester une semaine. Je n’ai pas pu tenir plus d’un jour et une nuit. Je me souviens d’un exercice d’hyper-ventilation qui au bout de 10 à 20 minutes avaient mis les « sessionnistes » dans un état second, certains hurlaient, d’autres pleuraient ou se roulaient par terre… quant à moi, je n’avais pas réussi à mettre en pratique cette respiration très spéciale, en tout cas, pas assez, du coup j’étais restée moi-même tandis que tous les autres étaient devenus comme fous. Il y avait aussi dans ma session, un homme très atteint par la cocaïne. Cela me mettait mal à l’aise. Finalement, je suis partie le deuxième jour car cette session ne me convenait pas du tout.
Les excès de la notion d’obéissance qui aboutissent à l’infantilisme
D’un point de vue psychologique, j’ai dû être aidée pour devenir une adulte et prendre ma vie en main, car le monastère m’avait beaucoup infantilisée. Je ne savais pas prendre de décisions sans demander conseil, selon les catéchèses de sœur Isabelle entendues au monastère : « Frère Régis est à la cuisine et il ne veut pas faire sa volonté propre. Il dit à son staretz : “Père je ne veux pas faire ce que je veux. Dis moi comment je dois faire la sauce” » !
Lors du Carême 2004, j’avais écrit cette résolution, à la demande de ma sœur responsable : « Me défier de mes jugements en y renonçant. Oser téléphoner à ma responsable et demander conseil. Apprendre à être reliée pour être l’instrument d’un projet qui n’est pas le mien mais que je reçois de l’autre, de Marie, en rejoignant l’intuition de ma prieure, alors je me poserai les bonnes questions : que veut Marie, et que veut Marie à travers mes responsables ? »
Dans la pratique, une prieure de Bethléem passe toujours énormément de temps au téléphone car les sœurs l’appellent sans cesse pour lui demander conseil pour tout. Si bien que même lors des dialogues avec notre prieure, il n’est pas rare que nous soyons sans cesse coupées par des appels téléphoniques.
Les excès de dissimulations et de mensonges
Enfin, cela me semble quasi impossible de ne pas mentir quand on est une sœur de Bethléem, car la Vierge Marie nous demande, à travers nos responsables, de camoufler trop de choses.
Par exemple, au sujet de la mort de sœur Marie : elle était morte à l’hôpital de Montpellier le 27 septembre 1999. Nous devions garder le flou quant au lieu de sa mort, car sœur Marie voulait être enterrée à Currière en Chartreuse. Or, Currière en Chartreuse était trop loin de Montpellier, tandis que le monastère de Mougères était tout proche. Elle aurait dû donc être enterrée à Mougères. Et personne n’avait la permission de transporter son corps jusqu’à Currière en Chartreuse, ce qui a pourtant été fait. Nous ne devions pas parler des circonstances, ni du lieu de la mort de sœur Marie et ne pas révéler non plus le jour et le lieu de son enterrement, pour que personne ne vienne. En tant que moniales, nous n’avions pas le droit d’aller à son enterrement, à cause de la règle de vie cartusienne qui interdit de voyager, sauf pour des circonstances très précises, d’un monastère à l’autre. Donc, nous y sommes allées en cachette, dans un bus qui nous a emmenées tôt pendant la nuit et nous a ramenées tard pendant la nuit aussi, aux Monts Voirons.
Les responsables nous avaient prévenues que si les chartreux en étaient informés nous n’aurions plus le droit de porter le même habit qu’eux, de nous réclamer de Saint Bruno.
Lorsque sœur Myriah est morte, en juin 1998, il nous a été transmis qu’elle avait eu un AVC en disant son chapelet dans la clôture, et qu’elle était morte d’un coup… C’était si dommage, elle qui était mieux intérieurement depuis quelques temps, et qui faisait la joie de sœur Marie et de ses sœurs…
personne ne nous a parlé d’un suicide !
C’était bien dans l’habitude des sœurs de sublimer la réalité, sœur Isabelle aimait beaucoup ce mot de « sublimation » qu’elle nous avait commenté dans une homélie en 2005.
Elle avait d’ailleurs nommé « sublimation » une technique d’artisanat concernant la reproduction par photocopie d’icônes sur de la soie.
Il y a sans cesse, à Bethléem, des consignes en ce sens-là, qui nous terrorisent et nous font obéir « à la Vierge Marie », plutôt qu’à notre conscience… « Si j’obéis à ma conscience, il se peut qu’elle soit déformée, donc ce n’est pas suffisant. Je dois toujours mendier la Lumière de Dieu, et cela passe par la lumière de mes responsables qui me disent la Volonté de Dieu ».