Dérives : les Focolari dans l’œil du cyclone

Vendredi 29 janvier 2021

L’éclairage porté sur la spiritualité de Chiara Lubich, sa fondatrice, interroge sur sa béatification. René Poujol propose sur son site Cath’lib un excellent article à l’occasion de la publication du témoignage de Renata Patti, ex-focolarine.

Source : René Poujol dans Cath’lib, le 27 janvier 2021

Après tant d’autres communautés nouvelles mises en cause à travers la personne de leur fondateur ou de certaines dérives sectaires, voila que le grand mouvement laïc d’origine italienne les Focolari (Œuvre de Marie) se trouve à son tour dans l’œil du cyclone. Outre des faits ponctuels de pédocriminalité qui ont conduit à de récentes démissions au sein du mouvement, c’est la publication du livre de Renata Patti [1] qui jette le trouble. Un trouble à la hauteur de l’enjeu. Les Focolari, présents dans 184 pays à travers le monde, revendiquent deux millions d’adhérents. C’est donc une “puissance“ au sein de l’Eglise catholique qui attend la prochaine béatification de sa fondatrice comme une forme de consécration. Sauf que certains écrits spirituels de Chiara Lubich font gravement problème.

L’auteure du livre, Renata Patti, a onze ans lorsqu’elle rencontre les Focolari, qui font partie de l’univers familier de son école et de sa paroisse. Les prêtres de son entourage voient dans la spiritualité de ce mouvement de laïcs une voie possible d’éducation à la sainteté. Et les parents de Renata, persuadés qu’il s’agit là d’une activité de type parascolaire ne s’inquiètent guère. Le livre revient sur les quarante ans de vie de l’auteure au sein de ce mouvement, depuis son idéalisme adolescent, sa décision de franchir le pas à dix-huit ans et d’entrer au focolare contre l’avis de ses proches jusqu’à la décision tardive de s’engager dans des vœux perpétuels, à 47 ans… trois ans seulement avant de démissionner et de quitter définitivement le mouvement. Entre temps elle aura connu et supporté, pour « plaire à Dieu », tous les affres de l’abus spirituel et de pouvoir le plus classique. Avec ses épisodes de dépression, de consultation psychiatrique, d’éloignement, de mise en invalidité…

Tous les ingrédients constitutifs des dérives sectaires

On trouve dans ce récit, tous les ingrédients constitutifs des dérives sectaires telles qu’on les identifie ailleurs, dans d’autres communautés nouvelles qui ont eu leur « heure médiatique » leurs victimes accusatrices et parfois leurs procès canoniques pouvant aller jusqu’à la destitution du fondateur. Absence de discernement vocationnel, rupture avec le milieu familial jugé « incapable de comprendre », journées harassantes privant de tout temps libre, tyrannie domestique, harcèlement et vexations, obéissance totale envers la responsable cumulant les fonctions de supérieure de la communauté, enseignante, organisatrice de la vie quotidienne de chacun, unique confidente et accompagnatrice spirituelle… , référence permanente et exclusive aux écrits de la fondatrice, incitation à donner tous ses biens à la communauté par esprit de pauvreté sans garantie aucune de restitution en cas de départ, censure des lectures et des films projetés, contrôle sur les moindres faits et gestes de chaque membre à travers la rédaction quotidienne, en fin de journée, des « schemetti ». Là, sur un formulaire préformaté, chaque focolare inscrit le détail de sa journée, des temps de travail et de repos, ses lectures, l’objet de ses moindres dépenses, les médicaments pris, les personnes rencontrées et le motif de la rencontre, les lettres reçues qui doivent être transmises. Ces fiches étant remises en fin de semaine, relues par les responsables, synthétisées puis adressées au siège central du mouvement… Une pratique à ce point attentatoire à la dignité et à la liberté des personnes que le Conseil Pontifical pour les laïcs vient officiellement d’en demander la suppression par lettre en date du 3 juin 2020 adressée à sa nouvelle présidente Maria Voce.

Un concept d’unité qui nie la personnalité de chacun.

Mais la « marque » caractéristique de l’univers décrit par Renata Patti se situe ailleurs. Dans la relation que chaque focolare entretient – jusqu’à sa mort survenue en 2008 – avec la fondatrice appelée affectueusement « Mamma Chiara ». Les Focolare sont incités à lui écrire pour lui faire partager leurs joies ou leurs questionnements. Et Chiara répond, par l’intermédiaire de sa secrétaire, de courtes lettres qui renvoient toujours, d’une manière ou d’une autre, aux fondements de sa spiritualité, aux deux concepts qui structurent la vie du mouvement.

Renata Patti écrit à ce propos : « J’ai essayé d’adhérer de tout mon cœur, de toute mon âme et de toutes mes forces à la spiritualité de Chiara Lubich qui peut être résumée par les concepts de l’unité et de “Jésus abandonné“. (…) Unité malheureusement non vécue en tant que telle c’est-à-dire en tant que “communion“ mais plutôt en tant qu’absorption et annulation de sa propre personnalité au profit de l’autorité, du groupe au sein duquel il faut se fondre à tous les niveaux. (…) Le concept de Jésus abandonné, lui, offre aux responsables un moyen d’obtenir une obéissance passive et une soumission totale. Leur volonté finit par remplacer le souffle de l’Esprit et la conscience individuelle pour ne pouvoir plus s’exprimer librement au point d’être étouffée. »

« Il s’agit bien d’un système… »

Il y a plus grave encore. Dans un écrit de Chiara Lubich en date du 23 novembre 1950 on peut lire : « Chaque âme des Focolari doit être l’expression de moi et rien d’autre. Ma Parole contient toutes celles des Focolarines et des Focolarini. Je les synthétise tous. Lorsque j’apparais ainsi ils doivent donc se laisser générer par moi, communier avec moi. (…) Pour vivre la vie que Dieu leur a donnée, ils doivent se nourrir du Dieu qui vit dans mon âme. (…) Alors je peux tout communiquer et je tire de mon for intérieur, et donc du Dieu en moi, tout ce que je peux. Et la vérité se révèle. J’exige des miens qu’ils soient parfaits comme le Père, qu’ils soient amour en actes et rien d’autre. S’ils sont différents, je les abandonne en leur retirant aussi ce qu’ils croient avoir. Comme Jésus. L’Unité est donc l’Unité et une seule âme doit vivre : la mienne, c’est-à-dire celle de Jésus parmi nous qui est en moi. »

Une pensée qui a nourri le développement et le fonctionnement du mouvement. Renata Patti évoque ses années d’enfance où on lui montrait une photo de la fondatrice en lui disant : « Vous ne faites qu’un avec celle qui parle, perdues tout à fait en elle » ou encore « Qui voit Chiara voit le père. » Et l’auteur de commenter : « Nos supérieurs nous apprenaient à consolider en nous une attitude d’adulation envers Chiara Lubich et envers toute autorité désignée par elle au cœur des structures de l’Œuvre. » Dans la postface de l’ouvrage, le père Pierre Vignon écrit : « Je le répète : il s’agit bien d’un système et non pas d’une expérience personnelle malheureuse à laquelle Renata a été confrontée. C’est bien un système, c’est-à-dire un mouvement entier qui est en cause, puisque les Focolari sont pénétrés de la pensée insoutenable au regard de la tradition chrétienne que leur “sainteté“ est communautaire, c’est-à-dire dans leur pensée, collectiviste. Ils réalisent un “clonage collectif et individuel“. C’est proprement une hérésie. Ces gens-là, couverts par les haut-représentants de l’Eglise catholique, n’en pensent pas moins. Le salut, pour eux, n’est pas dans le Christ que leur porte l’Eglise mais c’est eux qui s’en chargent, dans leur orgueil spirituel de la sauver. »

Les Confessions d’un cardinal

Voilà qui d’évidence interroge ! Dans son livre Confessions d’un cardinal [2] publié en 2007 sous le pontificat de Benoît XVI, Olivier le Gendre met dans la bouche de son cardinal les accusations de “dérives sectaires“ alors formulées contre quatre mouvements principaux : les Focolari, le Chemin Néocatéchuménal, l’Opus Dei et les Légionnaires du Christ. Il lui fait dire : « Quelques-uns de ces mouvements exigent beaucoup de leurs membres : obéissance, disponibilité, exclusivité, contribution financière importante, révérence à l’égard des fondateurs et des responsables. Face à ces exigences, vous pouvez porter deux jugements. Le premier est de vous émerveiller de la générosité de ces chrétiens qui veulent vivre une foi engagée et ne ménagent pas leur peine. Le second est de vous demander si ces exigences ne vont pas trop loin, si elles ne profitent pas exclusivement aux dirigeants, si elles ne sont pas présentées avec trop d’insistance, si elles ne sont pas imposées par des pressions mentales anormales. » Puis, insistant sur la nécessité de ne pas couvrir les accusations portées contre de telles dérives et l’urgence d’investiguer pour avoir une claire vision de la réalité, il révèle avoir, avec d’autres, (les cardinaux Martini et Danneels, des évêques Français et Américains…) alerté le pape et le Secrétaire d’Etat ainsi que le Conseil pontifical pour les laïcs…

9 février 2001 : Chiara Lubich visite le Centre d’Etudes Supérieures des Légionnaires du Christ

NDLR/ Dans la photo ci-dessus, on voit Chiara Lubich en train de visiter le nouveau Centre d’Etudes Supérieures des légionnaires du Christ, à Rome. Derrière elle, on aperçoit le père Marcial Maciel. Les deux fondateurs voulaient créer des liens entre leurs mouvements respectifs afin de répondre à l’appel de Jean-Paul II, qui souhaitait que les nouvelles communautés dans l’Eglise collaborent ensemble, afin de mieux répondre aux défis de la Nouvelle Evangélisation. XL

Unis dans un même « santo subito »

Deux décennies plus tôt, le 19 août 1984, le pape Jean-Paul II rendait visite à Chiara Lubich à Rocca di Papa, siège central du mouvement. « Vous êtes une petite Eglise… » Et l’auteure d’interroger : « Mais cette “petite Eglise“ n’est-elle pas une Eglise parallèle ? A l’heure actuelle de la parution de mon témoignage, j’estime que la question vaut d’être posée. »

Telles sont les pièces du dossier fournies par le livre. [3] On s’en souvient, les obsèques de Jean Paul II le 8 avril 2005 furent marquées par le surgissement, dans la foule, de pancartes portant l’inscription « santo subito » demandant la canonisation immédiate du pape polonais. Une initiative des Focolari qui lui devaient tant. Et qui aujourd’hui, en retour, attendent de son successeur François la béatification de leur fondatrice. Pour que se réalise son rêve : « Un jour l’Eglise se réveillera focolarine. »

Je sais, d’expérience, les accusations que ce genre de livre et de billet qui en fait recension sont susceptibles d’alimenter : volonté d’affaiblir et de salir l’Eglise, d’attenter à la réputation des « communautés nouvelles », à la mémoire d’une femme de grand charisme, Chiara Lubich, voire d’un pape d’exception, Jean-Paul II, dont la sainteté a été reconnue par l’Eglise. Alors que la volonté manifeste de l’auteure est « que la partie saine du mouvement des Focolari se mette à parler et à agir pour que ce qui m’est arrivé ne se reproduise pas. » Donc un livre au service du mouvement lui-même et de l’Eglise, dans la vérité.

PS. Le hasard a voulu que je publie cette recension au moment même où se tient l’Assemblée générale des Focolari. Or, on retrouve dans la bouche de l’actuelle présidente en fin de mandat, Maria Voce, la même référence à une « sainteté collective » du mouvement qui demeure ambiguë… sauf à se prendre pour l’Eglise.

[1Renata Patti, Dieu, les focolari et moi, La libération d’une duperie. Ed. Mols 2020, 224 p. 21,50€

[2Olivier le Gendre, Confessions d’un cardinal, Ed. J.-C. Lattès 2007, 410 p. Il s’agit d’une œuvre de fiction (le cardinal semble être le “condensé“ de plusieurs prélats) mais particulièrement bien informée des réalités vaticanes. Renata Patti cite ce passage du livre.

[3En 2017 un premier ouvrage, réalisé sous la direction de Vincent Hanssens psycho-sociologue, Professeur émérite à l’Université catholique de Louvain, apportait déjà un éclairage pluridisciplinaire sur l’expérience de Renata Patti. De l’emprise à la liberté, Ed. Mols 2017. 318p., 21,5 €

Vos réactions

  • Toujours rester sur ses gardes. 17 septembre 2023 20:09, par Francine.

    — -

    J’ai connu le mouvement des focolaris à l’âge de 19 ans.

    Très vite des difficultés ont surgi, car ces gens s’incrustent dans la vie personnelle et intime des adolescents, se prennent pour leur mère, père, psy … perturbent ces mêmes adolescents qui ont parfois des difficultés (natuelles) à émerger vers l’âge adulte .

    Leurs interventions ont braqué ma famille, et m’ont fait perdre brièvement pied dans mon parcours. Par ailleurs, je n’ayant pas de culture religieuse, mon esprit critique n’était pas formé sur ce plan. Comment y voir clair ?

    J’avais quand même besoin de spiritualité et je me suis investie malgré les conflits, dans leur mode de vie (d’un peu loin), avec une certaine méfiance, qu’ils avaient eux-mêmes provoquée.

    J’ai cheminé, j’ai lu, j’ai grandi. La rupture a été actée quand j’ai commencé a m’investir dans ma paroisse. Très clairement, il me remontrait qu’il fallait que je témoigne … d’eux ! « Il n’y a rien de spirituel dans l’Eglise, et c’est nous qui allons la sauver » (sic). Par ailleurs, les focolaris ne prient pas, ils se réunissent, et ils écoutent Chiara. Quand j’en ai fait la réflexion, la personne n’a pas compris, « mais si, mais si, on prie… »

    Progressivement, on s’aperçoit, que la parole de Dieu méditee seul est un exercice inutile pour eux, qui détiennent déjà la clé du salut par la parole de Chiara.

    Quand je me suis sentie prête pour une vie religieuse, j’ai coupé les ponts. Mais psychologiquement, ça a été assez compliqué, parce que je cherchais toujours à plaquer ce qu’il m’avait enseigné, qui ne fonctionnait pas, évidemment : l’idée de se faire « Un » n’a aucun sens ; même avec Dieu, on n’est pas « Un ». Lui est Lui, et nous, nous sommes ses créatures, à jamais et pour l’éternité ! Souvent dans le dialogue revenait que nous sommes (des) dieu (x), une idée qui est une perversion de la foi : effectivement, le Christ vit en nous, pour nous permettre d’agir selon sa parole, mais il ne dit certainement pas qu’on devient dieu. Tout cela est très subtilement glissé dans les dialogues et la formation. Le détournement du chapitre 17 de l’évangile de St Jean (« que tous soient un ») est ainsi une hérésie.

    Les très jeunes adultes peuvent être surpris dans leur croissance avec de tels discours proches du blasphème. Le cheminement de foi est parfois compliqué, et de tels groupes le compliquent encore quand il faut, en marge, rectifier ou réparer de telles détournements.

    Bonne soirée.

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    J’ai connu le mouvement des focolaris à l’âge de 19 ans.

    Très vite des difficultés ont surgi, car ces gens s’incrustent dans la vie personnelle et intime des adolescents, se prennent pour leur mère, père, psy … perturbent ces mêmes adolescents qui ont parfois des difficultés (natuelles) à émerger vers l’âge adulte .

    Leurs interventions ont braqué ma famille, et m’ont fait perdre brièvement pied dans mon parcours. Par ailleurs, je n’ayant pas de culture religieuse, mon esprit critique n’était pas formé sur ce plan. Comment y voir clair ?

    J’avais quand même besoin de spiritualité et je me suis investie malgré les conflits, dans leur mode de vie (d’un peu loin), avec une certaine méfiance, qu’ils avaient eux-mêmes provoquée.

    J’ai cheminé, j’ai lu, j’ai grandi. La rupture a été actée quand j’ai commencé a m’investir dans ma paroisse. Très clairement, il me remontrait qu’il fallait que je témoigne … d’eux ! « Il n’y a rien de spirituel dans l’Eglise, et c’est nous qui allons la sauver » (sic). Par ailleurs, les focolaris ne prient pas, ils se réunissent, et ils écoutent Chiara. Quand j’en ai fait la réflexion, la personne n’a pas compris, « mais si, mais si, on prie… »

    Progressivement, on s’aperçoit, que la parole de Dieu méditee seul est un exercice inutile pour eux, qui détiennent déjà la clé du salut par la parole de Chiara.

    Quand je me suis sentie prête pour une vie religieuse, j’ai coupé les ponts. Mais psychologiquement, ça a été assez compliqué, parce que je cherchais toujours à plaquer ce qu’il m’avait enseigné, qui ne fonctionnait pas, évidemment : l’idée de se faire « Un » n’a aucun sens ; même avec Dieu, on n’est pas « Un ». Lui est Lui, et nous, nous sommes ses créatures, à jamais et pour l’éternité ! Souvent dans le dialogue revenait que nous sommes (des) dieu (x), une idée qui est une perversion de la foi : effectivement, le Christ vit en nous, pour nous permettre d’agir selon sa parole, mais il ne dit certainement pas qu’on devient dieu. Tout cela est très subtilement glissé dans les dialogues et la formation. Le détournement du chapitre 17 de l’évangile de St Jean (« que tous soient un ») est ainsi une hérésie.

    Les très jeunes adultes peuvent être surpris dans leur croissance avec de tels discours proches du blasphème. Le cheminement de foi est parfois compliqué, et de tels groupes le compliquent encore quand il faut, en marge, rectifier ou réparer de tels dérapages.

    Bonne soirée.

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  • Dérives : les Focolari dans l’œil du cyclone 16 février 2021 16:40, par Juliette Sapin

    Suite à la lecture du livre de Renata Patti, je l’ai contactée afin de témoigner de la façon dont le mouvement des Focolari avait influencé toute ma vie de famille durant mon enfance et mon adolescence. Voici mon témoignage :

    Ma famille a été très active dans le mouvement des Focolari. Enfin tous les membres de ma famille, sauf moi qui y étais plutôt hostile. Cela m’a valu de me sentir très isolée et marginale, voire jugée parfois, dans ma propre famille. J’en ai beaucoup souffert.

    Mes parents ont fait la connaissance du mouvement des Focolari l’année de ma naissance et emmenée aux rencontres du mouvement dès mon enfance. Je n’aimais pas, mais je n’avais pas le choix. Après quelques années, nous nous sommes installés proche d’un focolare et, à partir de ce moment-là, le mouvement a envahi toute notre vie de famille. Tout, absolument tout, tournait autour de la religion, de l’Église, du pape, et surtout du mouvement des Focolari, de Chiara et de son idéal. Des membres du mouvement passaient presque tous les jours chez nous. Des réunions du mouvement se tenaient parfois dans notre maison. Chiara était complètement adulée. Mais surtout, mon père ne tolérait aucune pensée qui ne corresponde pas à la pensée catholique, aux préceptes du pape ou à l’idéologie de Chiara. Lorsque nous osions évoquer une autre opinion ou un doute quelconque, il réagissait violemment, avec de grands cris indignés et un discours moralisateur nous imposant ce en quoi il fallait croire. Alors qu’il passait pour un homme bon et respectable à l’extérieur, il se comportait en véritable despote au sein de notre famille. Aucun dialogue n’était possible. Finalement, la peur d’exprimer quelque chose qui ne lui plaisait pas créait une tension permanente. Nous ne pouvions pas, n’osions pas nous exprimer librement.

    Mes parents avaient, en dehors de leur vie professionnelle, peu de contacts avec le monde extérieur. Ils ne fréquentaient quasi que des gens du mouvement. Le monde extérieur était présenté comme mauvais, surtout par mon père qui voyait le mal et la tentation partout. Adolescente, tous mes contacts avec le monde extérieur étaient contrôlés et, très souvent, interdits. Nous n’avions pas la télévision. Je n’avais pas le droit d’écouter de la musique dans ma chambre. Il n’y avait que des journaux catholiques qui entraient dans la maison. Mes lectures, musiques, sorties cinéma ou éventuelles autres sorties culturelles, sportives, de loisirs avec des camarades de classe étaient sévèrement contrôlés, censurés et, le plus souvent, interdits. Les raisons des refus ne m’étaient pas toujours claires : l’organisme n’était pas catholique ; l’activité, le livre ou le film était immoral ; je pourrais rencontrer des garçons ; l’animateur était un homme… Finalement, il fallait du courage pour demander une autorisation de sortie, le conflit et le refus étant quasi systématiques. Je me souviens, entre autres et pour exemple, des oppositions virulentes que j’ai rencontrées lorsque, à l’âge de 16 ans, j’ai voulu aller à un concert d’Alain Souchon et, à 22 ans, m’inscrire dans une école d’art où j’allais dessiner des nus. Dans les deux cas, l’attitude de mes parents a provoqué en moi un tel conflit intérieur que j’en ai été malade.

    La sexualité était taboue. Mes parents n’en parlaient absolument pas, sauf en des termes négatifs et réprobateurs teintés de beaucoup de mystère. Je ne pouvais pas fréquenter de garçons. L’amour entre homme et femme n’était pas abordé, uniquement l’amour du prochain et de Dieu. Aucun flirt autorisé, pas de petit ami avant la fin des études, pas de relations sexuelles avant le mariage, pas de contraception. Pour mon père, c’était la femme qui entraînait l’homme dans le péché charnel. Les hommes, eux, étaient présentés comme de pauvres êtres victimes de leurs instincts et pouvant difficilement les contrôler. Toute coquetterie féminine était donc interdite : pas de mini-jupe, pas de bikini, aucun vêtement pouvant être considéré comme suggestif ou provocateur. Tout ce qui concernait le corps était suspect, ses plaisirs condamnés. On ne pouvait trainer ni à la salle de bain, ni au lit. Au sein de notre famille, les contacts physiques étaient évités. On ne se touchait pas, ne s’embrassait pas, ne se prenait pas dans les bras. Il n’y avait aucune démonstration physique d’affection.

    Il y avait peu ou pas de place pour la joie, la légèreté, le rire, l’humour, la spontanéité, l’autodérision. Tout était pris au sérieux. La souffrance était magnifiée, elle permettait de vivre ‘Jésus abandonné’. Nous étions éduqués avec, en continu, les discours de Chiara disant qu’il fallait renoncer à soi-même, se sacrifier, se renier, faire abstraction de soi. Il fallait refouler ses émotions, toujours sourire, faire semblant que tout allait bien. C’était la volonté de Dieu de n’être rien, de ne vouloir rien, de vivre uniquement au service de Dieu et des autres. On ne parlait que d’amour. Mais quel amour alors que je ne recevais pas de place pour exister ? J’étais une petite fille très joyeuse, mais à partir de mon adolescence, je me suis sentie de plus en plus écrasée par l’ambiance sombre et pesante qui régnait au sein de notre famille. Je dépérissais.

    En 1980, j’étais présente à Rome à une fête organisée par les jeunes du mouvement (Genfest). Au moment où le pape ou Chiara (je ne sais plus) a crié à la foule des jeunes en liesse : « Donc vous êtes tous prêts à vous sacrifier les uns pour les autres ! » la foule a répondu oui en jubilant. Et moi j’ai pensé : « Non, je ne veux pas me sacrifier ! Je n’ai encore rien vécu et on ne me permet rien. Je n’ai rien à sacrifier : j’ai déjà été sacrifiée. » D’ailleurs, qui a le droit de demander à un jeune de se sacrifier ?

    Je n’étais donc pas favorable au mouvement et, adolescente, je me suis de moins en moins rendue aux réunions. À l’âge de 14 ans, je n’ai plus voulu aller à la messe. J’ai été considérée par mes parents comme en état de péché mortel, en perdition. La pression a été terrible. J’y suis retournée jusqu’à mes 16 ans, ai à nouveau arrêté, suis retournée, pour abandonner définitivement à mes 18 ans. Mais je me sentais jugée mauvaise au sein de ma propre famille.

    Un jour, à l’âge de 19 ans, j’ai fait la ‘boulette’ de préparer des crêpes un Vendredi saint pendant que mes parents et ma sœur étaient à l’office. Je voulais fêter la première soirée des vacances de Pâques joyeusement en famille. Les crêpes ont été refusées catégoriquement parce qu’ils devaient jeûner. Je me suis retrouvée seule avec mes préparations dans la cuisine, mes parents s’étant retirés dans le living dans un silence accusateur et ma sœur étant montée dans sa chambre. J’étais anéantie. Et je me demandais : est-ce donc ça la volonté de Dieu ? Je rêvais d’un Jésus qui frappe à la porte, entre et dise : ‘Il y a des crêpes ici ?’ et s’asseye à ma table pour les partager avec moi. Je me sentais rejetée et sacrifiée par mes parents au nom de leur Dieu, leur religion et leur idéal.

    À l’âge où les adolescentes découvrent le monde, je vivais enfermée, privée de toute liberté, de toute autonomie, de toute possibilité d’expression, dans une solitude absolue, avec des parents pour qui la religion passait avant tout. Je les sentais toujours dans le jugement, la répression et le reproche. Je n’avais personne à qui me confier. Je n’osais pas parler de ce qui se passait à la maison à mes copines de classe, j’avais honte. Et puis, je pensais toujours que c’était peut-être moi le problème. Je me croyais méchante et mauvaise. Je faisais tout ce que je pouvais pour ‘paraître’ normale. J’ai pensé fuguer, mais j’étais trop timide et le monde extérieur me faisait peur. Je suis devenue insomniaque. Je me réveillais la nuit avec des crises de panique, car j’avais l’impression de n’avoir aucun pouvoir sur ma vie, de ne recevoir aucune place pour exister. J’avais l’impression que ‘la vie’ et plein d’occasions me passaient entre les doigts. Je suis devenue dépressive. J’ai supplié Dieu pour qu’il reprenne ma vie. J’ai pensé au suicide, mais j’avais peur d’aller en enfer. J’ai eu peur de devenir folle. Je sentais que quelque chose n’allait pas, mais était-ce moi ou mes parents ? J’étais dans une confusion totale. Il n’y a pas si longtemps, une psychothérapeute m’a dit qu’il s’agissait de maltraitance psychologique, que mes parents avaient tout fait pour m’empêcher d’être moi- même et que j’avais eu de la chance de ne pas avoir sombré dans la psychose.

    Quand j’ai finalement quitté la maison familiale, j’étais très mal dans ma peau. Je ne savais pas qui j’étais. Je vivais coupée de moi, de mon corps, de mes émotions, de mes désirs, de mes besoins. Je n’osais pas me fier à ce que je sentais, exprimer mon opinion ou prendre une décision. Je me sentais mal à l’aise en société, ne savais comment me comporter et prendre ma place. Je n’avais jamais eu le sentiment de satisfaire mes parents et senti leur amour pour qui j’étais vraiment. Le monde extérieur, les autres, les hommes et la sexualité me faisaient peur. Quant à l’amour de Dieu, je pensais ne plus le mériter. Je vivais dans une solitude infinie, enfermée en moi-même.

    Furieuse contre mes parents, je suis restée plusieurs mois sans les contacter. J’ai dû faire de nombreuses thérapies, mais il reste des dégâts irréversibles. Comment vivre quand vos ailes ont été coupées à un âge où on les déploie ? Des sentiments de colère, de tristesse et de culpabilité m’envahissent encore régulièrement. Plus qu’au mouvement des Focolari, j’en veux à mes parents de s’être laissés aller à des comportements aussi extrêmes et destructeurs. Je n’aurais voulu qu’une chose : pouvoir être moi-même et recevoir leur amour, leur écoute, leur bienveillance, leur confiance et leur soutien pour découvrir le monde et m’épanouir sereinement.

    • Dérives : les Focolari dans l’œil du cyclone 1er novembre 2021 18:37, par Geoffroy de Moffarts

      Merci pour vos témoignages, je suis de cœur avec vous. Felicitations pour votre courage à écrire.
      L’amour de Dieu est rarement là où l’on nous dit qu’il est.

    • Je découvre avec grande émotion votre message qui permet si bien de comprendre l’emprise d’un point de vue d’enfant innocent, et les conséquences terribles… Au delà de la question des foccolari il pose celle des droits de l’enfant, du respect et de la protection de l’enfant dans l’église… Je vais vous garder dans ma prière pour que vous trouviez une forme de paix Tout mon soutien

      • Dérives : les Focolari dans l’œil du cyclone 31 mars 2022 16:01, par Damien

        Le rapport de GCPS Consulting est sorti hier : https://focolari.fr/publication-de-lenquete-independante-sur-des-abus-commis-par-un-ancien-membre-consacre-en-france/

        Quelques citations : «  Sur la base des allégations d’abus sexuels à l’encontre de 26 victimes et de 11 autres victimes signalées par des tiers à l’enquête, l’enquête indépendante conclut que JMM (Jean-Michel Merlin) était un abuseur d’enfants prolifique et en série, responsable de multiples cas d’abus sexuels sur des enfants et de tentatives d’abus sexuels sur des enfants, y compris ceux sur lesquels nous avons des informations et très probablement beaucoup d’autres.

        L’équipe d’enquête a reçu des récits crédibles et corroborés, y compris la reconnaissance par JMM de certaines parties des allégations, couvrant une période de plus de 30 ans (1963 - 1998), de diverses victimes présumées, toutes de sexe masculin, ainsi que d’autres témoins, hommes et femmes.

        L’enquête indépendante constate des défaillances systémiques dans le traitement de l’affaire JMM et établit qu’une chaîne de responsables pendant de nombreuses années, tant en France qu’à Rome, n’a pas agi sur la situation de JMM d’une manière qui aurait permis de protéger les victimes et de prévenir d’autres incidents d’abus ou de tentatives d’abus.

        La structure pyramidale du Mouvement, son mantra d’obéissance et d’unité ont certainement contribué à l’échec systémique à traiter non seulement l’action contre JMM mais aussi d’autres cas. »

        En dehors du cas de Jean-Michel Merlin, d’autres criminels sexuels au sein du mouvement sont évoqués (certains morts, d’autres jugés) ainsi que des abus spirituels et "financiers" sur des membres des Focolari : des personnes/familles évincées du mouvement se retrouvant sans ressource après avoir tout donné à l’œuvre.

      • Dérives : les Focolari dans l’œil du cyclone 1er avril 2022 18:22, par Juliette Sapin

        Merci pour le partage de vos émotions et réflexions à la lecture de mon témoignage. Etre lue, entendue, comprise apporte du baume au cœur.

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