Sulfureuses Béatitudes

Vendredi 8 février 2013 — Dernier ajout lundi 8 avril 2013

Il se passe des choses étranges dans cette « communauté nouvelle », l’une des plus importantes du monde catholique. Plusieurs de ses membres dénoncent des manipulations mentales, des abus de pouvoir, voire une entreprise de racket. Son fondateur a disparu. La justice est saisie, et l’Eglise bien embarrassée. Enquête de Marie Lemonnier pour Le Nouvel Observateur - JEUDI 29 Mars 2007

Il a un sourire jovial, une barbe vaguement méphistophélique. Un prénom inoffensif : Gérard. Mais il se fait appeler Ephraïm, du nom de l’une des douze tribus d’Israël. Où est-il aujourd’hui ? En Afrique ? En Espagne ? Gérard Croissant, alias frère Ephraïm, s’est volatilisé en mai 2006. « En ermitage » selon les siens, « en fuite » pour les gendarmes, il est dans le collimateur des organismes de prévention contre les sectes. Un juge d’instruction du tribunal de Castres aimerait bien l’entendre. Comment cet exétudiant en art a-t-il transformé en une trentaine d’années une petite communauté en un vaste mouvement implanté sur les cinq continents, du Liban au Burkina Faso, en passant par la Bosnie, le Canada ou le Mexique ? Comment ce chantre d’une nouvelle spiritualité empruntant à toutes les religions du Livre a-t-il obtenu la reconnaissance du Vatican ? Gérard Croissant est le fondateur des Béatitudes, un ensemble de 77 communautés religieuses présentes dans 30 pays à travers le monde. En France, ses 27 « maisons » (terme utilisé chez les « Béats » pour désigner chaque communauté) ont pignon sur rue à Blagnac, à Nouan-le-Fuzelier, à Lisieux ou à Lourdes. Elles sont installées dans de splendides monastères ou des châteaux. Animées le plus souvent par des chrétiens convaincus, attirant à elles des « communautaires » très engagés tout comme des paroissiens lambda qui se contentent d’assister à ses offices. Elles sont surtout adoubées par l’Eglise catholique.

Certes, ces dernières années, l’institution a pris ses distances avec frère Ephraïm. Lui-même ne dirige plus le mouvement. Mais il en reste l’un des principaux inspirateurs. Selon les associations de lutte contre les sectes, en tout cas, ses pratiques et ses préceptes sentent le soufre. Il aurait franchi la ligne jaune. Comme quelques autres responsables de « maison », appelés les « bergers » dans le langage communautaire. Aujourd’hui, ces associations ont entre les mains une quarantaine de plaintes, émanant de toute la France.

Surtout, depuis le 25 avril 2005, la justice est officiellement saisie par un couple de trentenaires opiniâtres. Myriam et Pascal Michelena (1), parents de trois enfants, ont séjourné entre 1999 et 2001 dans l’une des maisons des Béatitudes, au château Saint-Luc, à Cuq-les-Vielmur (Tarn). Pendant trois ans, ils ont vécu selon les préceptes de Gérard Croissant. Obéissance absolue, pauvreté, humilité… Un beau programme - ils y ont cru. Aujourd’hui, ils parlent d’esclavage, de racket, d’humiliations. Ils portent plainte pour « abus de faiblesse » et « travail dissimulé » : « On nous a fait croire que nous faisions partie de « l’élite ». Comment avons-nous pu imaginer qu’une telle existence pouvait correspondre à un idéal de vie chrétien ? Nous avons honte. » Que cachent les Béatitudes ? Une communauté fraternelle incomprise ? Seulement quelques dérives qui ne sauraient entacher l’ensemble du mouvement ? Ou une véritable secte qui s’est habilement infiltrée à l’intérieur de l’Eglise catholique ?

Selon la légende colportée par frère Ephraïm, tout aurait commencé autour d’une « quatre-saisons ». En 1973, en effet, il dîne dans une pizzeria de Montpellier avec sa compagne Jo et un couple d’amis protestants. Soudain, une « inspiration divine » frappe Gérard. « Et si on vivait en communauté ? » Aussitôt, les quatre convives créent la Communauté du Lion de Judas et de l’Agneau immolé (qui sera rebaptisée en 1991 Communauté des Béatitudes). Gérard a alors 24 ans et il est membre de l’Eglise réformée. Il se destine à devenir pasteur. Mais il a rencontré Lanza del Vasto, le disciple occidental de Gandhi, militant de la non-violence et du dialogue interreligieux, qui a fondé sur le modèle des ashrams indiens la Communauté de l’Arche dans le sud de la France. Gérard Croissant a-t-il voulu imiter le philosophe contestataire en créant sa propre « succursale » ? Un autre événement décisif va l’influencer. En 1974, il part aux Etats-Unis et découvre les grands rassemblements évangéliques. Il est fasciné par ces prédicateurs ébouriffants qui haranguent des foules de born-again. Il voit des assemblées entières prises de transe, frappant des mains, habitées par l’Esprit saint. Les fidèles « parlent en langue », chantent dans un verbiage incompréhensible et exaltant. Gérard est emballé. Jo, elle, se fait poser une couronne sur laquelle un dentiste charismatique grave Jésus !

De retour en France, le couple retrouve les amis de la pizzeria et s’installent du côté de Charmes-sur-Rhône. Là, Gérard Croissant reçoit un nouveau « signe du ciel » : il doit renoncer au protestantisme et se tourner vers le catholicisme. Croissant - qui dans la foulée s’attribue le nom de frère Ephraïm - veut réveiller les cathos, faire passer sur eux le grand souffle qu’il a ressenti chez les évangéliques américains. Une légende de plus ? « M. Croissant s’était brouillé avec les protestants, assure aujourd’hui un curé qui l’a bien connu à cette époque. Il a toujours voulu constituer son propre mouvement. Il a profité de la faiblesse de l’Eglise catholique pour faire son beurre ! » Un opportuniste, le futur prophète des Béatitudes ? Un cynique qui module ses inspirations divines au gré de ses intérêts ? « Un maquignon, oui ! », dit le vieil abbé, très remonté.

Toujours est-il qu’Ephraïm est ordonné diacre en 1978. Mieux, sa petite troupe est décrétée « pieuse union » l’année suivante par l’évêque d’Albi, Mgr Coffy. Le fils prodigue, transfuge du protestantisme, est accueilli à bras ouverts. Choyé même, puisque l’évêché lui permet de s’installer dans le magnifique couvent des capucins de Cordes-sur-Ciel. La communauté de Cordes est la « maison mère ». Le cœur de l’entreprise Croissant. C’est là qu’Ephraïm va construire les fondements de son « Eglise ». Il l’inscrit dans la mouvance du Renouveau charismatique catholique qui apparaît dans la France baba d’après-68, dans le sillage du pentecôtisme nord-américain. La spécificité des Béatitudes ? Laïques, mariés ou célibataires vivent sous le même toit que des religieux consacrés. Un mélange qui suscitera bien des controverses au sein même de l’épiscopat. Mais, en ces temps de déchristianisation, comment ne pas se réjouir quand naît un nouveau mouvement qui recrute activement parmi la jeunesse ? D’autant que celui-là promet de renouer avec le modèle des premiers chrétiens communiant dans le partage des biens et de la pauvreté volontaire. Défendant le plus souvent des valeurs en perte de vitesse : l’hostilité à l’avortement ou au féminisme.

Pour les temps de prière communautaire, Ephraïm applique les méthodes « américaines » : guérisons miraculeuses, transe, glossolalie… Et met au point une liturgie très esthétique (aubes blanches, bougies, fleurs, danses, lectures en latin, chants en hébreu…) qui séduira bien au-delà du cercle des résidents des Béatitudes (voir encadré p. 11).

Ainsi va la « maison » de Cordes. Elle prospère, dans une ambiance très « familiale ». Philippe Madre, beau-frère d’Ephraïm, devient le premier « berger » de la « maison ». Jo s’assigne le rôle de grand argentier. Bientôt, elle voyagera à travers le monde, ordinateur portable sous le bras, pour relever les comptes de près de… 80 « maisons » ! Extraordinaire croissance. Les enquêteurs essaient aujourd’hui de démêler l’écheveau. Ils s’interrogent sur ses multiples sociétés et l’important patrimoine immobilier des Béatitudes (voir encadré p. 14). Certes, la communauté a bénéficié d’une aide de l’Eglise, mais aussi de dons de fidèles prompts à se défaire de leurs richesses matérielles. « Les engagés définitifs se dépouillaient de la totalité de leurs biens. Nous, nous devions verser une dîme sur toutes nos ressources », expliquent les Michelena.En trois ans, leurs 60 000 francs d’économies y passent.

Le couple raconte un rythme de vie harassant : laudes, messes, vêpres, oraisons… - et travail bénévole de 7h30 à 22 heures. Pascal trime au jardin puis au secrétariat. Myriam s’occupe des enfants et de la cuisine, pour des tablées pouvant aller jusqu’à soixante personnes les semaines de séminaires ! « Nous devions manger les restes avariés des supermarchés quand se construisait dans le même temps une maison à 6,5 millions de francs en contrebas du château et que le « berger » faisait appel aux services d’un paysagiste pour le parc ! » Certains « bergers » semblent en effet avoir une vision toute relative du voeu de pauvreté. Philippe Madre demeure dans une résidence avec piscine, attenante au monastère de Cordes. Un autre de ces bons « pasteurs » s’est offert une maison de sept chambres avec minigolf près d’Arcachon. Et le prophète Ephraïm ? Christian T., artisan, a travaillé six mois à la réfection de son Moulin de Marie, dans les Landes. Il se souvient d’y avoir installé « fausses cloisons, baignoire d’angle, Jacuzzi et sèche-serviettes d’une valeur de 1 500 euros ». Comme l’attestent ses relevés bancaires, il était rémunéré en liquide, ou avec les chèques de dons sans ordre (allant parfois jusqu’à 6 000 euros) qu’étaient priés de verser les adeptes venus suivre une « formation à l’accompagnement spirituel » pour une somme oscillant entre 400 et 800 euros les quatre jours.

Car la communauté organise aussi des stages. Ephraïm se veut une sorte de thérapeute religieux. N’hésitant pas à faire le grand écart entre théologie et psychothérapie. Côté théologie d’abord : après plusieurs séjours en Israël, il élabore une spiritualité mélangeant judaïsme, protestantisme et orthodoxie sur fond de catholicisme. Comme certains évangéliques, il est convaincu que seul le rapprochement de tous les chrétiens avec leurs racines juives peut réaliser les conditions du retour du Christ sur terre (dont les guérisons spontanées et autres miracles seraient les premiers signes). Côté « psy » : il prône des thérapies plus ou moins New Age censées mener à la « guérison intérieure ». Résultat : dans les « maisons », le « berger » est à la fois un « médiateur vers Dieu » et un « accompagnateur psychospirituel ». « On vous maintient dans une introspection permanente, dans une confusion des plans psychologique et spirituel complètement déstructurante », explique Pascal Michelena. « Il est alors très facile de vous couper de vos parents en les accusant de ne pas vous apporter tout l’amour que vous réclamez, mais qu’heureusement vous pouvez trouver en Dieu », ajoute Myriam, qui évoque une véritable « manipulation mentale ». Une « emprise » renforcée par la peur de l’extérieur. Chaque jour, on leur répète que « l’Esprit du monde est infesté par le Diable personnifié ». Un seul salut, la communauté et le « renoncement au monde », « à toute propriété », « à soi », « à sa volonté », l’« obéissance » absolue à la « Règle » et au « berger » à qui l’on doit « soumission » et « transparence fraternelle » !

« C’est un système qui donne un pouvoir colossal aux responsables des « maisons », confie un ex-communautaire qui veut garder l’anonymat. Pour peu qu’ils aient une personnalité tordue, ils deviennent des petits gourous. » Jacques Héliot, président de l’Association Vie religieuse et Familles (Avref), qui a reçu plusieurs témoignages d’ex-« Béats », confirme : « Dans certaines « maisons », les membres n’ont plus la liberté de penser ou d’agir. »

Mme D., par exemple, n’a pas revu sa fille depuis sept ans. « Ces sessions d’agapéthérapie [« guérison par l’amour de Dieu »] détruisent tous les liens ! », se révolte cette mère impuissante. En 2005, sa fille l’a cependant contactée : elle lui a réclamé 250 000 francs… pour la communauté. Mme D. n’a pas voulu céder. Elle est depuis sans nouvelles.

« Les parents sont nombreux à nous solliciter, confirme l’Unadfi, l’association d’aide aux victimes de sectes, mais ils ne peuvent pas déposer plainte : leurs enfants sont majeurs. » En attendant, certains guides « psychospirituels »vont parfois jusqu’à promettre la guérison du cancer, du sida ou de l’homosexualité, et développent leurs activités. Ou les déplacent, quand des inspections se font trop pressantes. Ainsi que semble le faire un autre beau-frère de Gérard Croissant, Roland Blanquart, ex-cuisinier autoproclamé psy, qui a un programme très chargé du côté de la Suisse pour l’année à venir. Guy Rouquet, président de Psychothérapie Vigilance, se désole : « Il y a beaucoup de gens sincères à l’intérieur de la communauté qui ne voient pas la superstructure et la manière dont ils sont utilisés et abusés. »

Pour compléter leur « cauchemar », les Michelena ont appris par hasard qu’un prêtre condamné quatre mois plus tôt par la cour d’appel de Rouen à cinq ans de prison pour pédophilie sur mineurs de moins de 15 ans logeait en toute tranquillité au-dessus de la chambre de leurs trois enfants, dans la « maison » de Saint-Luc où ils séjournaient. Et ce en contradiction flagrante avec les indications de la cour. Le « berger » d’alors lui avait même accordé le titre d’« accompagnateur psychospirituel » !

En 2004 aussi, dans le « petit séminaire » créé par les Béatitudes (une école hors contrat installée en 1988 à l’abbaye d’Autrey, dans les Vosges, pour assurer la relève), un autre prêtre a été accusé de pédophilie. L’affaire a cependant abouti à un non-lieu. L’un des garçons qui se disait victime s’est depuis suicidé. Un ancien élève de l’établissement, très affecté, témoigne également des « exorcismes pratiqués sur les élèves qui montraient le moindre signe d’insoumission ». Simples brebis galeuses ? Accidents de parcours ? La « modération générale » de Blagnac, instance supérieure de la Communauté des Béatitudes, sollicitée par « le Nouvel Observateur », refuse de commenter les accusations qui pèsent aujourd’hui sur les « maisons » et leur fondateur. En décembre 2002, le modérateur général avait pourtant envoyé une « lettre de pardon » « aux frères et aux soeurs ayant vécu à la communauté et l’ayant quittée ». Il s’était excusé « pour les fautes commises et pour les souffrances infligées ». Le père Bernard Marie, nouveau « berger » depuis septembre, de l’ancienne « maison » des Michelena, évoque quant à lui d’« éventuelles erreurs de jeunesse ». Lors d’une AG de novembre, les statuts de la communauté ont été révisés. Un léger nettoyage à destination du Conseil pontifical ?

Les évêques, eux, sont embarrassés. Un rapport interne et confidentiel d’avril 2005 les invitait déjà à être vigilants sur « les conséquences graves sur la liberté de la personne et ses rapports familiaux » que peut entraîner la confusion des plans spirituel et psychologique dans les communautés. L’Unadfi et la Miviludes (voir encadré p. 12) ont aussi alerté les autorités ecclésiales à de nombreuses reprises. Mgr Maupu, président de la commission sur les associations laïques, plaide pourtant le « manque d’information ». Plus au fait, Mgr Carré, évêque d’Albi, affirme avoir « signalé un certain nombre de problèmes ». Seulement, « les évêques n’ont pas autorité sur les associations de laïques. Ce sera à Rome de trancher », conclut-il prudemment.D’autant que fin 2002 les Béatitudes ont été reconnues par Rome « association internationale laïque de droit pontifical ad experimentum » pour cinq ans. Une consécration.

Aux dernières nouvelles, Ephraïm aurait fondé au Sénégal une association pour les enfants de Dakar. Par internet, il réclame « en urgence » à ses fidèles « entre 75 000 et 120 000 euros » pour acquérir « un terrain ou une maison » !

(1) Myriam et Pascal Michelena racontent leur expérience dans « les Marchands d’âmes. Enquête au cœur des Béatitudes : les thérapies chrétiennes en question », Golias.

Marie Lemonnier - Le Nouvel Observateur - N° 2212 - JEUDI 29 Mars 2007

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