L’enfer des Béatitudes

Vendredi 1er mars 2013 — Dernier ajout mercredi 1er mai 2013

Un fondateur charismatique et délirant, des religieuses victimes d’abus sexuels, des accusations de dérives sectaires : c’est le visage ignoré des Béatitudes, une communauté religieuse française bientôt consacrée par le Vatican. Par Emmanuel Lalande et Sophie Bonnet

A la cité du Vatican, cet automne, les dirigeants des Béatitudes vont assister à une messe et récupérer officiellement l’acte de reconnaissance des nouveaux statuts de leur communauté. Ces croyants ressortiront soulagés du bureau du préfet de la congrégation pour les religieux. Avec ce document approuvé par Benoît XVI, la grande association religieuse à laquelle ils appartiennent, qui a connu parmi ses sympathisants François Bayrou, sa femme et ses enfants, va devenir un nouvel ordre religieux. Tout fidèle des Béatitudes qui fera vœu de pauvreté, chasteté et obéissance aura maintenant le droit de porter l’habit religieux reconnu par l’Église.

Cette consécration n’est pas sans signification. Elle pourrait bien aider les Béatitudes à faire oublier les scandales qui la traversent. Depuis sa fondation en 1973, la communauté étend sur le monde l’utopie des premiers chrétiens. Elle a ouvert des lieux communautaires dans vingt-six pays. En France, on la retrouve dans des châteaux à la campagne, dans un hameau privé, dans un ancien couvent : vingt-neuf communautés où familles et enfants, couples, célibataires, prêtres et sœurs consacrées partagent à peu près tout. Biens, prières, potager, camps de jeunes, sessions de psychothérapie ou retraites sportives, comme celle intitulée « Tennis et prière, une semaine pour améliorer son tennis et prier – pour être bien dans ses cordes et jouer la balle sur la ligne d’oraison ». Une sorte de joyeux kibboutz catholique.

Mais il y a quatre ans, l’harmonie s’est rompue. Des membres se sont mis à raconter ce qui se passait à l’intérieur de la communauté. Ces révélations ont entraîné le départ précipité de son fondateur, le très charismatique Gérard Croissant, un petit homme de 60 ans au bouc blanc qui se fait appeler Ephraïm.

C’est du fond de l’Aveyron, d’une vallée isolée, que sont venus les premiers récits. Il y a trois ans, quarante membres des Béatitudes, familles avec enfants, un prêtre et sept sœurs consacrées, vivaient encore ensemble dans l’abbaye Bonnecombe, datant du XIIe siècle. Ils en sont presque tous partis, laissant seuls ici le prêtre et trois laïcs. Quatre chrétiens que les chefs de la communauté, qu’on appelle des « bergers », ont dénoncés comme des « possédés du diable ».

Le premier « possédé » à qui nous serrons la main et l’ancien homme de confiance d’Ephraïm. Agé de 61 ans, gilet de laine et pantalon de velours, lunettes et barbe taillée, Alain Legros a passé sa vie au service d’Ephraïm et en tire beaucoup de regrets. « C’est important pour moi de raconter tout ce que j’ai vu et entendu. J’ai connu tant de gens qui ont tout perdu, tant de souffrances, de suicides. Je voudrais que la vérité éclate avant que le Vatican reconnaisse la communauté ; après, il sera trop tard. »

Quand il entre aux Béatitudes en 1975, Alain s’installe dans la communauté de Cordes, un beau village du Tarn. C’est là qu’il voit Ephraïm pour la premier fois, un petit monsieur à l’allure simple. « Il avait un charme magnétique, nous le prenions pour un prophète. Nous étions avec lui comme les derniers apôtres du Christ. Il fallait prier pour le retour imminent du messie, nous devions jeter un pont entre les protestants, les orthodoxes et le peuple juif. »

En arrivant, Alain est accro à l’héroïne. Mais Ephraïm sait comment le guérir. Il l’exorcise la nuit, un crucifix brandi comme un glaive, et récite des incantations pour déloger le diable des pauvres veines d’Alain. « Quand, pris d’angoisse, je lui posais des questions, il me disait : « Tu n’a pas besoin de tout savoir. Moi, je sais tout. Je sais où te conduit le Seigneur. » En tout cas, j’ai guéri de ma toxicomanie. »

Ces exorcismes guérisseurs, Ephraïm finit par les généraliser. Il y parvient sans peine en expliquant aux fidèles que Satan se manifeste dans un mal de tête, une banale sensation de fatigue, une insomnie ou des maux d’estomac. Les assauts contre le diable s’enchaînent alors naturellement. « Il devenait impossible d’échapper à son emprise. Si vous refusiez d’obéir, vous étiez considéré comme fou ou possédé. Il fallait accepter ou partir. »

Convaincu d’avoir été sauvé, Alain reste, se rapproche d’Ephraïm et acquiert auprès de lui un statut de favori, ou plutôt d’homme de main, celui qui assume les viles besognes à sa place. Avant chaque réunion des fidèles, Ephraïm lui répète cette consigne : « Si quelqu’un ouvre la bouche pendant que je parle, tu te lèves et tu dis : « On n’est pas à l’Assemblée nationale ici ! » » Le soir, Alain dénonce au maître ce qu’il a découvert « d’anormal » dans le comportement des autres. Ephraïm le charge de pousser vers la sortie ceux qui posent trop de questions ou qui résistent à son emprise. « Dis-leur qu’ils ne sont pas à leur place et qu’ils n’ont pas l’esprit communautaire », recommande-t-il.

Alain assiste à des faux procès organisés par Ephraïm, invente des accusations de désobéissance, débarrasse la communauté de dizaines de personnes indociles. « J’ai contribué à l’expulsion injuste de familles avec femmes et enfants. Toutes ces personnes à qui j’ai causé tellement de tort, je veux vraiment leur demander pardon. C’est très important pour moi. Cela m’obsède. »

Pour soigner ses remords, Ephraïm le flatte. Il lui répète qu’il est touché par l’Esprit-Saint. D’ailleurs, pour ses fidèles, Ephraïm est un saint. Il soutient que la Vierge Marie lui apparaît chaque jour, que saint Thérèse vient le visiter régulièrement et que lui-même vit la passion du Christ tous les vendredis. Pour diffuser la légende de ses pouvoirs surnaturels, il prétend avoir en personne assisté à certains miracles réalisés par le Christ. L’un d’eux n’a encore jamais été révélé dans les Évangiles puisqu’il s’agit d’une multiplication « de pains et de yaourts au chocolat ». Cela ne faisait rire personne. Tout le monde y croyait.

A Bonnecombe, aujourd’hui, Alain habite une chambre au décor simple et sans confort. Dans la même aile de l’abbaye habite aussi Gisèle, une ancienne sœur de 59 ans qui, comme Alain, fait aujourd’hui partie des exclus des Béatitudes. Ils partagent une cuisine commune de style rustique médiéval, avec un poêle en fonte et une longue table de bois massif, où il fait frais l’hiver.

Quand Gisèle entre aux Béatitudes, il y a vingt-huit ans, ses vœux de pauvreté, chasteté et obéissance l’obligent à se débarrasser de tous ses biens au profit de la communauté. Cela figure dans les statuts internes mis au point par Ephraïm. En prononçant ses vœux d’engagement, chaque individu, chaque famille doit remettre sa fortune et ses biens au berger de la communauté. Si un communautaire touche un héritage, libre à lui de s’en défaire au profit de sa famille ou d’un proche. Mais, selon beaucoup de témoins, de fortes pressions le poussent à en faire don à la communauté. On incite aussi les familles à reverser une partie de leurs allocations familiales.

Grâce à ces dons, fournis par plus de 1200 membres et des milliers de sympathisants dans vingt-neuf pays, les Béatitudes ont pu acquérir des châteaux, des gîtes, des maisons et des parcs. La communauté édite aussi des revues (Feu et lumière), possède une radio et une maison d’édition de chants religieux (Maria multimédia) qui diffusent le message d’Ephraïm. Quand elle prononce ses vœux, Gisèle ne peut offrir aux Béatitudes que ce qu’elle possède : un petit compte en banque. Tout ce qu’elle reçoit de l’extérieur – colis, objets, nourriture -, elle le remet au berger de la communauté.

Pour s’habiller, elle et les autres doivent compter uniquement sur les dons. « Nous n’avions jamais la bonne taille. Nous étions accoutrés de manière ridicule. J’ai mis des années à obtenir le droit d’acheter à l’extérieur une jupe à ma taille. Seule la femme d’Ephraïm, Josette, avait le droit de porter des vêtements chers et bien coupés. »

Dans la plupart des neufs communautés françaises ou étrangères où elle vivra, Gisèle qui possède un diplôme d’infirmière, se voit confier la gestion de la pharmacie. « On prélevait sur les médicaments qu’on nous donnait pour l’Afrique. Une sœur et Ephraïm venaient puiser dans les médicaments et les distribuaient sans ordonnance. Ils donnaient des psychotropes à ceux qui lui posaient problème. Un jour, Ephraïm a fait prendre un dilatateur pour maladies coronariennes à une sœur qui avait des crises d’angoisse. C’était des crises consécutives à une nuit mystique qu’il lui avait fait passer. »

Les nuits mystiques : une invention du fondateur des Béatitudes. Il avait mis au point et théorisé un cérémonial pour posséder les corps de certaines religieuses de la communauté. En théorie, Ephraïm a fait vœu de chasteté. Mais dans la confidence de ses fidèles, il soutient que « les femmes consacrées sont appelées à mettre leur libido dans le royaume de Dieu ».

Une ancienne communautaire nous révèle la formule : « Un jour, il a commencé à m’expliquer qu’il pratiquait "l’union mystique", une union de prière mais également sexuelle, exécutée selon lui dans l’Église par sainte Claire avec saint François d’Assise ou le pape Jean-Paul II avec sœur Faustine Kowalska. Il prétendait que seuls les vrais mystiques pouvaient comprendre. Je vais le dire autrement : il séduisait les religieuses et couchait avec elles en les persuadant que c’était la volonté du Ciel. J’étais anéantie d’apprendre cela, j’ai mis des jours à réaliser. J’ai décidé d’en parler au berger de l’époque mais il ne m’a pas crue. Alors, devant lui, j’ai appelé Ephraïm au téléphone. J’ai mis le haut-parleur et j’ai parlé à Ephraïm d’une jeune religieuse très fragile psychologiquement avec laquelle il couchait. Je lui ai demandé ce qui se passerait si la religieuse tombait enceinte. Se croyant seul avec moi, Ephraïm m’a répondu ceci : « Elle s’enfuira aux Etats-Unis pour accoucher et ensuite nous ferons comme si elle avait adopté un enfant. » J’étais très inquiète pour cette sœur. Le soir même où elle a prononcé ses vœux, Ephraïm a couché avec elle en lui disant qu’ils étaient enveloppés par le Saint-Esprit. »

La jeune sœur n’est finalement jamais tombée enceinte d’Ephraïm mais elle s’est enfuie des Béatitudes. Après avoir renoncé à ses vœux, elle a fondé une famille. Elle confirme aux Inrocks le témoignage de son ancienne protectrice mais ne souhaite pas reparler de son histoire qu’elle juge trop douloureuse. Elle tient pourtant à signaler que « de toute façon, l’Eglise et les évêques savent tout. Ils ont dans leurs archives des piles de dossiers sur Ephraïm ».

En effet, en 1992, la femme qui avait piégé Ephraïm au téléphone alerte Monseigneur Coffy, l’archevêque de Marseille, grand protecteur de la communauté. « Mais, dit-elle, le religieux a refusé de me croire. Il a convoqué une soeur qui avait des relations sexuelles avec Ephraïm et celle-ci lui a tout raconté. Il a ensuite convoqué Ephraïm, qui n’est jamais venu. L’archevêque (aujourd’hui décédé – ndlr) a alors envoyé des prêtres visiter la communauté. Ils ont transmis leur rapport à l’évêché. Quelques mois plus tard, l’un des ces prêtres m’a fait savoir oralement que l’évêque n’agirait pas. Il considérait qu’Ephraïm avait effectivement débloqué mais que le reste de la communauté était sain et que je devais garder le silence. »

Devant Alain, son dévoué, Ephraïm se vantait de ses unions mystiques. « Il me disait : « les femmes, c’est mon péché mignon ! » A la fin des années 80, à Langeac, près du Puy-en-Velay, il a tiré de son couvent une jeune dominicaine pour en faire sa secrétaire personnelle. Je la voyais sortir du bureau d’Ephraïm à minuit et en larmes. Ephraïm me disait : "Le couvent ne veut pas la lâcher, mais moi je l’aurai !" Quatre témoins directs, des anciens des Béatitudes, confirment l’anecdote.

Alain se souvient aussi avoir vu débarquer en 1992, dans une communauté de Mayenne où il se trouvait avec Ephraïm, une mineure de 17 ans : Chloé (le prénom a été modifié), confiée par ses parents à Ephraïm afin que ce dernier puisse l’aider à accomplir sa « formation artistique ». Ephraïm loge Chloé dans un somptueux étage du château, dit du Sacré-Cœur, situé sur une colline. Il lui achète une voiture et un chien cocker pure race pour la rejoint chaque soir dans son château. « La petite Chloé, poursuit Alain dont un diacre des Béatitudes nous a confirmé le récit, ne participait jamais à la vie de la communauté, elle était isolée et montrait un visage particulièrement triste. Fin 1997, elle a suivi Ephraïm à Saint-Martin du Canigou puis a fini par s’enfuir. »

Près du cloître de l’abbaye, il y a une maisonnette en pierres. A l’intérieur vit la troisième « possédée » de Bonnecombe. Ou plutôt la première. C’est elle qui, selon Ephraïm, a introduit Satan dans la communauté. C’est une jeune brune de 39 ans en gilet de velours noir. Elle se prénomme Muriel. Son intérieur est décoré de croix, d’icônes et de statues pieuses. Quand elle arrive dans la communauté de Bonnecombe en 2000, elle décèle immédiatement que le frère Philippe (le prénom a été modifié), qui donne des cours de musique aux enfants et anime leurs camps de vacances, se comporte curieusement. Elle le voit, souvent vêtu en short moulant, manifester un trouble au contact des enfants. Muriel lui demande un jour s’il a un problème et le frère avoue ses penchants pédophiles.

Muriel alerte le numéro deux des Béatitudes, François-Xavier Wallays. Le 17 février 2001, celui-ci convoque le père Jean-Baptiste, le prêtre de la communauté de Bonnecombe, et lui annonce ceci : « Tu sais, j’ai longuement prié la Sainte Vierge, elle est venue me visiter et j’ai reçu la certitude intérieure que Muriel doit quitter la communauté. Je suis persuadé que c’est la volonté de la Vierge. » Mais le père Jean-Baptiste refuse de faire partir Muriel et Wallays ordonne en vain. Ephraïm doit intervenir. Il s’y emploie en déclarant Muriel « folle, manipulatrice et habitée par le démon ». Avec Wallays, il impose à la « possédée » des mesures d’isolement : interdiction de mettre les pieds dans l’abbaye et d’assister aux offices ; Muriel doit demeurer cloîtrée dans sa maison. Nul ne peut venir la visiter ni lui parler. Son isolement dure un an, de septembre 2001 à septembre 2002, et Muriel le subit sans se révolter autrement qu’en priant Dieu de longues heures chaque jour.

En 2007, le frère pédophile continue de se confier à elle : il lui avoue d’autres actes sur cinquante-sept enfants de 5 à 14 ans dans presque toutes les communautés de France. Avec l’accord du frère qui a besoin de soulager sa conscience. Muriel dresse une liste de ces enfants et la remet au procureur qui sans attendre impose à Philippe un contrôle judiciaire. Son procès s’ouvrira cette année. Mais aux Béatitudes, ceux qui soutiennent la dénonciation de Muriel, c’est-à-dire Alain, Gisèle et le père Jean-Baptiste, reçoivent le 9 mai 2008 une lettre signée du père Wallays (qui n’a pas souhaité répondre à nos questions) leur apprenant qu’ils sont désormais privés de leurs droits d’engagés à la Communauté, suite, explique la lettre, « à la médiatisation des aveux de Philippe ».

Les semaines suivantes, les unes après les autres, les familles de Bonnecombe déménagent pour rejoindre d’autres communautés. Muriel, Gisèle, Alain et le père Jean-Baptiste restent seuls dans la vieille abbaye. Et Ephraïm ? « Je n’ai plus aucune nouvelle de lui, explique Alain. On a entendu dire qu’il s’était enfui en Afrique, où il vivrait avec des enfants. »

En effet. En 2007, Ephraïm disparaît de la communauté des Béatitudes. Un an plus tard, son nom est effacé de la hiérarchie de la communauté. Il n’y célèbre plus la messe. « On a su, dit Gisèle, qu’il était parti au Rwanda. Il a monté une association et des demandes de dons ont commencé à circuler pour qu’il puisse acheter un terrain. Depuis, nous avons complètement perdu sa trace. La situation d’Ephraïm est devenue un sujet interdit dans la communauté. »

En novembre 2008, Ephraïm reparaît mais en mauvaise posture. La police l’interpelle à l’aéroport de Roissy au moment où il descend d’un avion en provenance du Rwanda. Un an avant, le frère Philippe avait expliqué au procureur que la direction des Béatitudes savait qu’il était pédophile et qu’elle n’avait jamais rien fait pour l’éloigner des enfants. Le procureur avait donc ouvert une information à Rodez pour non-dénonciation de crimes pédophiles. Gardé à vue pendant quarante-huit heures, Ephraïm reconnaît qu’il était au courant du comportement de Philippe et déclare qu’il regrette de « ne pas avoir su protéger les enfants ». Mais le juge doit le relâcher car la responsabilité d’Ephraïm est engagée pour des actes pédophiles dont le délai de prescription est aujourd’hui dépassé et non pour ceux qui seront jugés en septembre.

Libre, Ephraïm retourne alors au Rwanda où il travaille avec une association belge d’aide aux enfants de Kigali. L’association porte le nom d’Anawa et reçoit aujourd’hui de l’argent collecté par des sympathisants et des anciens membres des Béatitudes. En France, circule un prospectus de demande de fonds. On y voit la photo d’Ephraïm entourant de ses bras un petit garçon noir. Dans sa maison spacieuse et immaculée, au centre de Kigali, Ephraïm vit avec deux femmes. Jeanne, une Française d’origine rwandaise, et une jeune femme slovène. Jeanne a un fils de 30 ans qui habite à Paris. Il nous donne rendez-vous dans un bar du IIIe arrondissement.

Ce jeune entrepreneur réfléchi qui se prénomme Pierre est allé au Rwanda rendre visite à sa mère. « Depuis des années, ma mère voue une admiration totale à Ephraïm. Pour lui, elle a quitté mon père et notre famille. L’année dernière, Ephraïm lui a annoncé une grande nouvelle : selon lui, ma mère serait la fille cachée du roi du Rwanda en exil. Ma mère m’a dit : « J’ai une grande nouvelle à t’annoncer. Je croyais que je n’étais personne, en réalité je suis une princesse et tu es un prince »… Elle a demandé le divorce à mon père afin de pouvoir disposer de ses biens et je suppose que tout va aller dans la poche d’Ephraïm. La dernière fois que je les ai vus à Kigali, c’était en 2008. Ephraïm se faisait appeler « tonton », il se comportait comme un gourou avec plusieurs adeptes autour de lui. J’ai assisté à des sessions de « formation psycho-spirituelle » qu’il dispense au clergé rwandais. Ce sont les mêmes méthodes qu’en France : exorcismes, analyses des rêves, faux souvenirs, etc. Des dizaines de prêtres assistent à ces formations pour lesquelles ma mère sert de traductrice. Je me souviens surtout d’Ephraïm qui me disait, au milieu des quarante enfants recueillis par l’association : « Je trouve ça tellement beau quand je voix ces petits enfants courir tout nus, avec leur robinet d’amour… »

A Kigali, la spiritualité d’Ephraïm ne fait pas que des adeptes. L’abbé Emmanuel Kayumba, un prêtre du diocèse de Butare, s’interroge. Il se demande par quel miracle le fondateur des Béatitudes, diacre et ayant fait vœu de chasteté, peut vivre avec deux femmes. En octobre 2007, il adresse une lettre au diocèse rwandais pour dénoncer celui qui, selon lui, est « tout sauf un homme d’Église ». Il pose des questions sur la gestion de son association. Mais cet abbé de 50 ans en pleine santé physique ne mène pas son combat jusqu’au bout. Un mois plus tard, il est pris d’un malaise inexpliqué et meurt en quelques jours. Un site web de la diaspora rwandaise juge sa mort « suspecte » et assure qu’elle a fait couler « beaucoup de salive » dans les milieux religieux rwandais.

Au Rwanda, Ephraïm se fait même des ennemis au plus haut niveau de l’État. Le 3 octobre 2008, la ministre des Affaires familiales du Rwanda envoie au président de la République et au Premier ministre un courrier concernant l’immigré français. « Sa présence au Rwanda nuit aux orphelins de la cité de la miséricorde dont il prétend s’occuper. Ses pratiques sectaires, qui invitent les parents, portent préjudice à l’harmonie des familles du pays. »

Cet été, suite à la demande déposée en 2005 par le père François-Xavier Wallays, le Vatican va faire des Béatitudes « une famille de vie consacrée ». Un statut neuf, prestigieux, qui l’aidera certainement à nettoyer l’image de secte qui la poursuit. C’est ce que nous explique Christian Terras qui dirige la revue catholique contestataire Golias : « Le Vatican a conscience de l’ampleur des problèmes dans cette communauté mais se trouve dans l’impossibilité de la dissoudre en raison de la centaine de prêtres qui appartiennent aux Béatitudes. Il n’a pas trouvé d’autre solution que de faire évoluer le mouvement en lui donnant une nouvelle identité. Ce qui va lui permettre de prétendre que désormais tout va repartir dans le droit chemin. Le mélange entre les prêtres, les laïcs et les religieuses sera par exemple totalement banni. »

Un évêque est particulièrement pressé d’aider les Béatitudes à se transformer : l’archevêque de Toulouse, monseigneur Le Gall. A plusieurs reprises, il a rendu visite à la communauté de Blagnac. Comme à chaque fois qu’un évêque se rend dans la communauté, les disciples d’Ephraïm l’accueillaient en grande pompe, parés de leurs plus beaux habits. L’évêque ne soulevait aucun problème et repartait en souriant, satisfait qu’en ce siècle d’assèchement des églises les Béatitudes entretiennent autant de vocations. A son goût, d’ailleurs, la reconnaissance du Vatican traîne trop. « On ne peut plus attendre », nous confie-t-il au téléphone.

L’évêque décide donc de précipiter les choses en prenant un sacrement d’avance sur Benoît XVI. Le 12 septembre 2010, devant 1200 chrétiens réunis à la basilique de Lourdes, dix-sept frères et soeurs des Béatitudes venus du Kazakhstan, de Pologne, de Roumanie, du Tchad ou des Etats-Unis ont prononcé sous sa consécration les voeux évangéliques de chasteté, pauvreté et obéissance. Un vrai coup de klaxon au Vatican. Car en décembre 2008, le cardinal Rylko, membre du gouvernement du Vatican, avait demandé au Béatitudes de cesser de consacrer des religieux tant que cette communauté n’aurait pas pleinement accédé à son nouveau statut.

Que pense vraiment l’archevêque de Toulouse de la Communauté d’Ephraïm ? Quelle position adopte-t-il aujourd’hui vis-à-vis des religieuses victimes d’abus, des enfants victimes de pédophilie, du fonctionnement sectaire ? Au téléphone, nous lui demandons s’il connaît les soucis de la communauté. « Non, je n’ai jamais entendu parler d’aucun souci à la communauté des Béatitudes. Je n’ai jamais rien remarqué qui pose problème. - Pourtant, des familles se sont plaintes de graves dérives sectaires…- Oh oui, quelques-unes mais ce sont vraiment de vieilles histoires. Je ne peux rien vous dire là-dessus. - Savez-vous où se trouve Ephraïm et ce qu’il est devenu ? - Non, je ne sais pas du tout et je ne vois pas l’intérêt de cette question. Si j’avais su que vous m’interrogeriez là-dessus, je n’aurais pas accepté de vous parler. » Puis il met fin à la conversation.

Nous demandons aussi son opinion sur les Béatitudes au frère Henry Donneaud. Le Vatican a nommé ce dominicain commissaire pontifical pour statuer sur les Béatitudes. « Ephraïm a décidé de prendre du recul. Il ne s’exprime plus au nom de la Communauté. Les Béatitudes sont une communauté très vivante, très fervente, avec beaucoup de vocations. Le Vatican en est très content. - Mais avez-vous entendu parler de dérives sectaires ? - non, je ne sais pas, et personnellement, je n’ai rien remarqué de tel. - Il y a eu tout de même un certain nombre de problèmes ! - Oui, mais ce ne sont que les soubresauts du passage de l’adolescence à l’âge adulte. Tout est en train de se régler. »

Les évêques que nous avons questionnés ne veulent plus discuter des dérives d’Ephraïm et des scandales sexuels. L’important, à leurs yeux, est de ressouder une communauté capable de rassembler des croyants et d’attirer des vocations. Reste une question. Comment entendent-ils régler le sort de Gisèle, Alain, Muriel et du père Jean-Baptiste, qui ont refusé d’étouffer le scandale pédophile et ont fini abandonnés dans l’abbaye de Bonnecombe ? Le 30 décembre 2010, Monseigneur Le Gall leur a écrit. Le religieux demande au groupe de se séparer et de quitter l’abbaye : « Il faut en arriver là, je ne vois pas comment (votre) communauté pourrait être reçue ailleurs. Chacun d’entre vous doit trouver une solution de son côté. »

Les Inrockuptibles, 11 mai 2011

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