Des cardinaux chiliens proches du pape accusés d’avoir étouffé des affaires d’abus sexuels

Mercredi 7 mai 2014 — Dernier ajout jeudi 8 mai 2014

Le journaliste d’investigation Jason Berry propose un article de fond sur la triste affaire du père Karadima, au Chili, et sur les réseaux de protection dont ce prêtre jouissait au sein de la hiérarchie catholique. Les faits, hélas, sont toujours les mêmes : de la part de l’agresseur : emprise et manipulation des consciences ; de la part des autorités de l’Eglise : prétention (et non présomption !) d’innocence, obstacle à la justice, minimisation des accusations, tentatives multiples pour faire taire les victimes…

Par Jason Berry, le 29 avril 2014

Si Juan Carlos Cruz habite aujourd’hui à Society Hill, un quartier de la ville de Philadelphie, c’est au Chili qu’il a grandi, dans les années 80. Sa famille habitait sur une avenue arborée de l’un des beaux quartiers de Santiago. près de El Bosque (la forêt). C’est également là qu’habitait le père Fernando Karadima, un prêtre charismatique entouré par des enfants bien habillés dans leurs costumes d’écoliers. Un prêtre dont on allait découvrir plus tard qu’il s’agissait d’un prédateur sexuel.

Beaucoup de familles de ce quartier se rendaient à la messe à la paroisse du Sacré Cœur. Dans cette église en briques rouges, surmontée d’un clocher haut de sept étages, des politiciens, des cadres supérieurs et des officiers militaires avaient une véritable vénération pour Karadima.

« Nous étions une famille unie ; Nos grand-parents habitaient dans les environs, ainsi que tous nos amis » raconte aujourd’hui Cruz, qui travaille aujourd’hui comme directeur de communication d’une entreprise classée dans le Fortune Global 500.

Tous ceux qui l’entouraient alors étaient conservateurs. Son père, qui était banquier, a installé sa famille à Madrid quand Salvador Allende, un socialiste, a été élu à la présidence du Chili en 1970. Cruz a fait son collège en Espagne.

Après la mort d’Allende, lors du coup d’État de 1973, qui a permis au Général Pinochet d’instaurer sa dictature, la famille est revenue au Chili. Dans le quartier d’El Bosque, épargné par les tortures et les disparitions, Pinochet était très populaire. Le père Karadima en faisait souvent l’éloge dans ses homélies.

Ce prêtre avait un magnétisme qui captivait Cruz. Lorsqu’il a eu 15 ans, son père est mort, et il a cherché du réconfort auprès du père Karadima. Six ans plus tard, Cruz est entré au séminaire diocésain.

Rien dans ces souvenirs du passé ne laissaient présager le rôle catalytique que Cruz et d’autres hommes jouerait en 2010, lorsqu’ils ont révélé leurs traumatismes d’enfance aux médias chiliens, mettant Karadima sous le feu des projecteurs et obligeant le Vatican à réaliser une enquête.

L’investigation de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a fait aussi les grands titres dans la presse. En 2011, le Vatican a procédé à une enquête et a ensuite ordonné au père Karadima de se retirer pour mener « une vie de prière et de pénitence », la même sentence que la congrégation avait donné au fondateur de la Légion du Christ, le père Marcial Maciel Degollado en 2006, alors âgé de 86 ans.

Comme Maciel, le père Karadima, qui a aujourd’hui 82 ans, avait fomenté un véritable culte de sa personnalité dans les milieux conservateurs de la société.

Et apparemment, il n’a pas arrêté son petit jeu. La presse a publié récemment des photos prises avec des téléphones portables montrant que le père Karadima continue de célébrer la messe pour ses adeptes, et ce, à l’encontre des ordres du Vatican. D’après un autre rapport de presse, il aurait juré sur un tabernacle son innocence à des amis prêtres.

Le cas du père Karadima est le paradigme du type de punitions gentillettes du Vatican et de la façon dont les dates de prescription des lois civiles empêchent les autorités de poursuivre des criminels sexuels dans l’Église.

La saga Karadima éclabousse également le Pape François.

L’année dernière, le pape François a demandé au cardinal Francisco Javier Errázuriz Ossa, le plus puissant défenseur du père Karadima, de faire partie du conseil des huit cardinaux chargés de mettre en place les réformes du Vatican. D’après des récits publiés dans la presse et des témoignages sous serment, Errázuriz aurait refusé d’agir après avoir reçu les accusations d’une victime, en 2003, et aurait même dit au prêtre de ne pas s’inquiéter.

En février dernier, lors d’un consistoire, le pape François a donné la barrette cardinalice à Mgr Ricardo Ezzati Andrello, le successeur d’Errázuriz à Santiago, âgé de 72 ans.

« Pourquoi le pape Francis, qui essaye de faire le ménage dans l’église, a-t-il choisi un homme comme Errázuriz qui a fait tant de mal à tant de monde ? » s’insurge Cruz. « Errázuriz a affirmé qu’il ne nous croyait pas, et a cherché à minimiser les affaires d’abus sexuels. Quant à Ezzati, il suit la même politique. Comment des gens comme ça peuvent-ils être des conseillers du pape ? »

Les accusateurs se manifestent

Errázuriz, âgé de 80 ans, a tissé des liens avec le cardinal Jorge Mario Bergoglio au Conseil Episcopal Latino-américain pendant les quelques dix ans qui ont précédé l’élection du prélat de Buenos Aires au trône pontifical. Natif de Santiago et membre des pères de Schönstatt, une congrégation allemande assez traditionaliste, Errázuriz a eu deux postes dans les congrégations vaticanes, lorsqu’il était jeune prêtre. Le pape Jean-Paul II l’a nommé évêque en 1996 ; deux ans plus tard, il est devenu archevêque de Santiago, et a fait ensuite la connaissance de Bergoglio. Jean-Paul II l’a créé cardinal en 2001.

Quand Pinochet a été arrêté à Londres en 1998, sur les ordres d’un juge de Madrid qui enquêtait sur des atrocités commis sur des citoyens espagnols pendant la dictature chilienne, Errázuriz a dénoncé l’action. Plus tard, il a critiqué les poursuites judiciaires au Chili menées par la Ligue des Droits de l’Homme contre Pinochet et contre d’autres responsables de l’ancien régime, affirmant qu’ « une justice excessive peut être préjudiciable à la réconciliation et à la paix sociale. »

En 2003, José Murillo, un étudiant en philosophie de 28 ans qui avait rompu tous liens avec le père Karadima, a écrit à Errázuriz pour l’informer des comportements sexuels du père Karadima. « Hélàs, » a expliqué Errázuriz au New York Times en 2010, « à l’époque, j’ai jugé que ces accusations n’étaient pas crédibles. »

Murillo, qui a obtenu ensuite un doctorat à la Sorbonne, a rejoint Cruz et le Dr James Hamilton, un éminent médecin de Santiago, et a révélé en 2010 aux journalistes l’histoire des abus sexuels dont il a été victime.

Cruz attribue à ses années au séminaire de l’avoir aidé à « ouvrir les yeux sur ce que vivent les pauvres gens et sur leur lutte acharnée pour s’en sortir » - un combat qu’il a partagé peu de temps après, lorsque devenu journaliste, il s’est trouvée assailli par les souvenirs traumatisants laissés par Karadima. Plus tard, lorsqu’il a fini par accepter son homosexualité, le conservatisme social du Chili lui est devenu de plus en plus difficile à supporter. Et puis, dans les années 90, il a décroché un emploi dans les relations publiques pour une grande compagnie américaine.

Hamilton a demandé l’annulation de son mariage, après avoir raconté à sa femme sa longue et complexe relation psycho-sexuelle avec le père Karadima. Une relation qui avait commencé quand il avait 17 ans et qu’il habitait dans le quartier d’El Bosque. Sa femme s’est alors confiée à un prêtre, qui a ensuite informé le cardinal Errázuriz, en 2006. Lorsqu’un avocat ecclésiastique et plusieurs prêtres proches du cardinal ont suggéré à Hamilton de renoncer à dénoncer Karadima, il a réitéré sa demande, avec insistance, afin que le prêtre soit puni, et qu’il puisse en même temps obtenir l’annulation de son mariage.

Encore une fois, Errázuriz a refusé de prendre des mesures contre Karadima.

Lorsque l’affaire a explosé dans les médias en 2010, le cardinal a envoyé un dossier sur Karadima à Rome d’environ 700 pages, avec des accusations qui remontaient aux années 80.

Le rapport d’Ezzati

Ezzati, le successeur d’Errázuriz au poste d’archevêque de Santiago, est né en Italie. Aujourd’hui âgé de 72 ans, Ezzati est entré chez les salésiens à 17 ans, et a fait ses études dans un séminaire au Chili.

« Je suis d’origine italienne et de vocation chilienne », a-t-il dit un jour à propos de sa carrière, qui l’a conduit à revenir à Rome pour faire ses études de théologie.

Les salésiens sont connus pour travailler auprès de la jeunesse et pour diriger des écoles. En Californie, ils ont été contraints de débourser des millions de dollars pour résoudre des affaires d’abus sexuels portées par des anciens élèves de leurs écoles. Ezzati est devenu recteur d’un séminaire salésien au Chili. Il est retourné à Rome dans les années 90 pour travailler à la Congrégation vaticane pour les instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique. En 1996, Jean-Paul II l’a nommé évêque de Valdivia, dans le sud du Chili. Errázuriz est devenu son mentor.

Ezzati traine une casserole à son pied : en l’occurrence un scandale qui s’est déroulé pendant la phase d’enquête d’un litige civil. Peu de temps avant de recevoir sa barrette cardinalice à Rome, les victimes d’un prêtre salésien, le père Rimsky Rojas, ont accusé Ezzati d’avoir fait obstruction à la justice, à Valdivia. L’une des victimes présumées était un jeune garçon qui a disparu après avoir porté plainte, et qu’on n’a jamais retrouvé.

Ezzati nie avoir fait obstruction à la justice. Cependant, on peut lire dans les actes du procès que l’évêque a été accusé de n’avoir rien fait, alors que père Rojas était déplacé à d’autres postes. Le père Rojas s’est suicidé en 2011.

Aux yeux du Vatican, et sans doute du pape François, Ezzati a mérité de devenir cardinal après avoir été l’un des visiteurs apostoliques du scandale des légionnaires du Christ, une congrégation également très implantée au Chili. Comme archevêque de Santiago, Ezzati a hérité de l’affaire de Karadima, dont les ressemblances avec Maciel n’ont pas échappé aux médias.

L’enquête du Vatican sur Karadima a eu un impact inattendu. En 2011, alors que les procureurs étaient bloqués par les délais de prescription, et que la complicité d’Errázuriz était révélée au grand jour dans les médias, la plus haute cour d’appel du Chili a demandé à un magistrat, la Juge Jessica Gonzalez, de recueillir des témoignages afin de déterminer si certaines lois pouvaient s’appliquer dans le cas de Karadima.

Dans un pays qui a mis une génération pour reconstruire la démocratie après que Pinochet eût perdu un référendum et se soit retiré de la présidence, l’affaire Karadima montre que même des habitants d’El Bosque ont pu souffrir d’injustices – Mais à cause de l’Église. Pas du régime.

« L’église chilienne était plus unie sur la question des droits de l’homme que la plupart des autres églises d’Amérique latine » affirme Alexander Wilde, un chercheur pour le Programme d’Amérique Latine du Centre International Woodrow Wilson, à Washington. « Nous nous souvenons tous de quelques grands noms de l’église salvadorienne ou brésilienne, qui se sont levés pour défendre les droits de l’homme, mais la hiérarchie chilienne était assez unie sur ce sujet, contrairement à l’Argentine. »

Lors de la guerre sale (1976-1983) la hiérarchie ecclésiale de l’Argentine était largement favorable, de façon silencieuse ou officielle, au régime militaire au cours duquel 30’000 personnes ont disparu. Bergoglio, quant à lui, est devenu évêque après la guerre.

Wilde travaillait au Chili comme agent pour la Fondation Ford pendant la transition du pays vers la démocratie. Il a ensuite dirigé un projet sur la réponse religieuse à la violence au Centre pour les études américano-latines et latines, à l’Université Américaine de Washington.

« L’impression générale après 1990 [lorsque Pinochet a démissionné] c’est que l’Église avait perdu sa crédibilité à cause de son manque d’engagement pour la défense des Droits de l’Homme et qu’elle s’intéressait maintenant aux questions de moralité, de sexualité et aux problèmes touchant à la famille, » explique Wilde.

« L’impact de l’affaire Karadima a été similaire à celui que nous avons vu en Irlande, en Italie et aux États-Unis. Dans tous les endroits où l’Église s’est retrouvée compromise dans des affaires de mœurs ou des scandales financiers, cela a produit les mêmes effets. Les gens ont cessé de voir l’Église comme un phare moral. Si ce n’était pas tout à fait vrai pour la frange catholique la plus conservatrice, cela l’était quant à l’engagement de l’Église dans le leadership social. »

Violence morale

Dans son rapport de 84 pages, González a dû démêler un grand nombre de questions juridiques relatives aux délais de prescription. Elle note que dans le quartier huppé et très conservateur d’El Bosque « régne une atmosphère fermée. Karadima, qui sait comment imposer sa volonté et qui exerce un pouvoir et une emprise absolue, a réussi à manipuler tout le monde. »

Elle le décrit comme « un directeur de vie pour ceux qui faisaient partie de son cercle rapproché, » faisant référence indirectement à quatre jeunes hommes qui sont entrés au séminaire sous ses auspices, puis qui sont devenus prêtres, évêques, et qui continuent d’être à ses côtés.

Le juge a également noté l’usage de « violence morale » que Karadima exerçait sur les personnes qui se trouvaient sous son emprise. Le rapport inclut également les récits détaillés de ses abus sexuels.

Le juge écrit que la volonté d’Hamilton « a été comme annihilée, écrasée ou subjuguée par l’autorité que son agresseur exerçait sur lui sans limite, poussant la victime à se résigner d’elle-même aux abus. »

Néanmoins, en raison de la loi et au temps écoulé depuis les abus, elle conclut que Karadima (qui continue à affirmer son innocence) ne peut plus être poursuivi.

González a interrogé Errázuriz, ainsi que d’autres victimes de Karadima, en présence du prêtre. Karadima, qui niait systématiquement les accusations de ses victimes, semblait parfois se moquer d’eux.

Depuis l’échec de l’Église et de l’État à poursuivre le père Karadima, les médias chiliens sont devenus plus agressif à l’égard de l’Église. Voici notamment quelques uns des évènements qu’ils ont suivis :

  • Le Vatican a mené une enquête sur Mgr Marcos Ordenes, évêque d’Iquique, accusé d’avoir abusé de jeunes garçons. Ordenes a démissionné en 2012. On ne sait pas ce qu’il fait aujourd’hui.
  • Le supérieur des Jésuites à Santiago, le père Eugenio Valenzuela, a été démis de ses fonctions l’année dernière. Selon les rapports de presse, il fait actuellement l’objet d’une enquête par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi pour des abus sexuels sur des adolescents.
  • Mgr Cristián Contreras Molina de San Felipe fait également l’objet d’une enquête du Vatican pour des allégations d’abus, selon des informations publiées par Ciper, une agence de presse en ligne. Contreras, dans un communiqué de presse, a déclaré avoir demandé lui-même l’enquête.
  • Mgr Gonzalo Duarte de Valparaiso, ainsi que plusieurs prêtres du séminaire, ont été accusé d’abus sexuels sur des jeunes séminaristes. Une plainte a été déposée contre Duarte et contre les supérieurs du séminaire.

Hamilton, Murillo et Cruz ont déposé plainte contre l’archevêché de Santiago. L’affaire est en cours d’instruction.

Hamilton, qui s’est remarié, est un médecin de bonne renommée ; il s’exprime souvent dans les médias sur la gestion des affaires d’abus sexuels par l’Église.

Murillo, marié et père de deux enfants, est le président de la Fundación para la Confianza, une association qui fait de la prévention de la maltraitance des enfants. Cette fondation, basée à Santiago, a été créée par trois « survivants » du père Karadima .

Quand il arrive à s’échapper un peu de son travail, Cruz entretient son statut de critique officiel de l’Église chilienne. Ses mémoires, intitulées La Fin de l’innocence, seront publiées en espagnol l’été prochain.

Jason Berry a co-produit le récent documentaire « Les Secrets du Vatican. » Il est l’auteur de Render Unto Rome : The Secret Life of Money in the Catholic Church

Voir en ligne : http://ncronline.org/news/accountab…

Vos réactions

  • Régine Ringwald 1er mars 2017 17:07

    Chers amis, Nous avions remarqué votre article du 7 mai 2014, raison pour laquelle nous nous permettons de vous adresser le pdf de la dernière édition de GOLIAS dans lequel est publié un article que nous avons écrit et qui actualise le problème que vous aviez soulevé à l’époque. Bien cordialement.

    Régine « Ringwald »

    Le pdf ne pouvant passer sur ce message, merci de nous adresser une adresse e:mail à laquelle nous pourrions vous le faire parvenir.

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