« ETOUFFEE ». Livre-témoignage de Sophie Ducrey, victime d’un prêtre de la Communauté Saint Jean

Lundi 2 septembre 2019

Interview de Sophie Ducrey pour la sortie de son livre « ETOUFFEE », le 5 septembre, aux éditions Tallandier.

« A 16 ans, […] elle rencontre la communauté Saint-Jean, fleuron du renouveau catholique de la ‘génération Jean-Paul II’. Ayant de fortes aspirations spirituelles, elle se confie à un prêtre qui va devenir son accompagnateur. Elle témoigne ici de l’emprise psychologique dans laquelle elle va tomber, ainsi que des abus sexuels subis à partir de sa majorité. Il lui faudra près de quinze ans pour entamer des démarches afin de faire reconnaître la violence des actes dont elle a été victime. Au sein de la communauté Saint-Jean et de la hiérarchie de l’Église, elle subit une loi du silence dont elle montre, de manière précise et avec une rare acuité, la mécanique implacable […] » François Maillot, éditeur.

Pourquoi avoir choisi le titre « étouffée » pour votre livre ?

C’est mon éditeur, François Maillot, qui l’a choisi et je le trouve très juste, car l’abus sexuel dont il est question est un crime silencieux et inaudible, par l’entourage, par la victime et même par l’abuseur. De plus, il réclame pour se faire que la liberté de conscience soit préalablement étouffée.

C’est cela dont mon livre parle : comment se passe une mise sous emprise au point que le déni des abus puisse perdurer autant d’années et comment se déroule surtout, de façon très clonée, la mise sous emprise dans la communauté Saint-Jean. On est ici dans un système abusif mis en place par le fondateur. La victime qui entre dans la communauté souvent toute jeune, donc consacrée comme oblate ou religieuse (femme ou homme), ne peut pas s’imaginer que si tous les plus anciens de la communauté, y compris le saint fondateur adulé, approuvent et justifient ce qu’il se passe, il puisse y avoir erreur. Elle est ferrée.

Elle l’est d’autant plus qu’on est dans un contexte religieux. En effet, mon histoire montre comment le psychologique peut se servir du spirituel pour rendre cette emprise encore plus profonde et tenace. Car il s’agit de Dieu quand-même au cœur de l’affaire, et le prêtre abuseur est considéré comme ne vivant plus par lui-même ; c’est le Christ qui vit en lui.

Votre livre est-il un reproche adressé au cléricalisme ?

Je préfère dire que mon livre est une mise en lumière. Chacun est responsable de mettre en lumière les zones d’ombres de sa vie et d’agir en conséquence, l’Église y compris. Si je suis aussi l’Église, j’ai fais ma part avec ce livre. J’ai appris à me méfier de ceux qui prétendent parler au nom de Dieu, et je pense avoir gagné en liberté intérieure. Voir tellement d’ombre peut donner le sentiment d’être plus fragile alors que c’est le contraire : on devient plus libre face à elle, on risque moins de se faire avoir à l’avenir.

Quant il y a ombre, donc déni (une ombre mise en lumière n’en est plus une !), c’est souvent qu’il y a volonté inavouée de prise de pouvoir me semble-t-il. C’est cela que mon livre interroge : comment le regard trop négatif de l’Église des siècles passés sur les parts vulnérables de l’humanité, à savoir le corps, la sexualité et – au risque de faire hurler les féministes – la femme, peut conduire encore aujourd’hui à ce genre de dérives et d’abus de pouvoir ?

Pour vous le problèmes n’est donc pas résolu dans l’Église ?

Loin s’en faut ! Certains font un travail admirable, mais j’ai appris à rester très prudente. Les révélations de l’Église ne se font-elle pas exactement au rythme des médias ? Agit-elle animée par par le soucis de vérité ou par la peur ? Et si mon abuseur peut continuer à être prêtre et s’occuper de jeunes filles postulantes à l’heure actuelle, alors que des plaintes sont déposées depuis quinze ans, n’y a t il pas encore tout à faire ?

Ça ne veut pas dire pour autant que les choses n’avancent pas. Preuve en est que mon livre peut être publié ! Lorsque je l’ai écrit il y a 10 ans il était irrecevable. Les éditeurs ne me croyaient pas ou avaient peur. Et ils avaient raison : mon abuseur m’a traîné avec l’un d’eux au tribunal. Aujourd’hui il y a eu les révélations de la communauté Saint-Jean elle-même, ce qui est remarquable, et le film du 5 mars sur Arte qui a été diffusé à grande échelle. Le fait que des femmes majeures puissent être abusées par des prêtres commence à être recevable. Le mouvement #metoo y est peut-être aussi pour quelque chose.

Qu’est-ce qui a été le plus dur pour vous dans cette traversée ?

Et bien justement, l’abus en lui-même n’a pas été le pire. Il a détruit quelque chose de mon rapport à l’intimité des corps et à ma confiance en moi, mais c’est surtout l’incapacité à entendre de la part de mon entourage, de la communauté et ensuite de la hiérarchie de l’Église qui m’a plongée dans une plus grande sidération encore. Une femme majeure ne fait pas le poids du tout face à un prêtre influent. Elle est facilement vue plutôt comme celle qui l’a fait tomber, si ce n’est comme une personne jalouse et déséquilibrée, pour qu’elle puisse dire des choses aussi invraisemblables. D’où la possibilité des abus précisément. C’est ce regard là qui est à changer.

Il m’a fallu alors comprendre que si l’abuseur n’était pas mis hors d’état de nuire, c’est que son pouvoir, fut-il spirituel, passait avant la destruction profonde de quelques femmes. Ainsi, les belles paroles de ce prêtre, de la communauté et de l’Église pouvaient n’être que des paroles ; l’évangile est mis de côté extrêmement facilement. L’homme, religieux ou pas, est fondamentalement un être prédateur, qui a peur et qui cherche le pouvoir pour sa sécurité, même dans l’Église. Ce n’est pas le cas de tous, bien sûr ! Mais nier que ça puisse être le cas dans l’Église est un déni qui conduit aux abus et à l’omerta les concernant.

Comment avez-vous pu vous en sortir ?

J’ai tout d’abords un mari en or massif qui a tenu bon contre vents et marées pour me rappeler que l’amour vrai existe, une famille plus large et des amis qui m’ont soutenue, des enfants fantastiques qui m’ont ramenés à l’essentiel et une foi qui ne m’a pas quittée. Au contraire, c’est tout ce qui peut pervertir notre rapport à Dieu que j’ai quitté grâce à ce tsunami. Ce qui devait mourir est mort, et demeure le rapport le plus simple et direct à Dieu dans tout son mystère, loin des certitudes et autres jugements avec lesquelles on assoit son pouvoir.

En sommes, je peux dire que ce chemin est pour moi celui d’une purification de ma foi. Reste encore à apprendre davantage la confiance en l’autre et la confiance en ma propre dignité. Là je suis dans un long cheminement thérapeutique et je travaille sur un passé plus lointain que celui de ma rencontre avec la communauté. Car on ne rentre pas dans un système dysfonctionnel par hasard.

Et où en est votre rapport à la communauté Saint-Jean et à l’Église ?

C’est intéressant cette question, parce que je me rends compte que je n’ai pas, ou plus, de rapport avec une communauté ou une institution. Je ne peux parler que de mes rapports à des personnes. Je me sens plus ancrée dans la réel, avec tout son côté nuancé et insaisissable. L’absence de certitudes ne me fait plus peur. Au contraire, c’est le fait de se servir d’elles pour asservir autrui qui me fait peur.

Ainsi, je ne me sens plus liée à tel ou tel groupe, mais plutôt en connexion plus ou moins profonde et authentique avec telle ou telle personne. Je me sens par exemple très en connexion avec des religieux de la communauté qui ont été eux-même abusés ou qui découvrent la vulnérabilité extrême à laquelle cela mène d’ouvrir les yeux sur la perversion du système dans lequel ils ont tant cru.

C’est lorsqu’il y a cette lumière qui va jusqu’à assumer les endroits les plus fragiles de notre humanité que je me trouve avec l’autre chez moi, dans un lieu sacré, où le lien à Dieu est vécu « en esprit et en vérité ».

Sophie Ducrey, 46 ans, mariée et mère de cinq enfants, exerce la profession de coach.

TÉMOIGNAGES, HORS COLLECTION Date de parution : 5 septembre 2019 224 pages 17,90€ (version papier)

Voir en ligne : https://www.tallandier.com/livre/et…

Vos réactions

  • MARIE Henriette 4 janvier 2021 23:45

    J’ai fréquenté la communauté de St Jean du fait que c’était ma paroisse. A l’occasion du jubilé de l’an 2000, j’ai animé un groupe de réflexion. Un prêtre d’une paroisse voisine, m’avait conseillé de ne pas le faire, parce que disait-il c’était des « voyous ». J’ai néanmoins poursuivi cette activité. C’est au cours d’une de ces réunions, qu’une participantes se plaignait de « choses » avec les moines. Comme il s’agissait d’une personne qui avait fait des séjours en HP. Je l’ai conservé dans mon groupe, malgré le conseil du supérieur. En effet, elle perturbait les réunions. Avec le recul, je me dis que cette personne avait peut-être subi des abus sexuels. Je n’avais pas pu croire que comme cela a été révélé, il se passait des choses avant la messe. J’ai fait une carrière de magistrat et d’avocat, mais je n’avais pas pu croire que certains moines détruisaient des personnes fragiles. J’ai maintenant le regret de n’avoir rien fait et fait souffrir cette femme. On la croyait pas. Il n’était pas possible que ces moines qui organisent de nombreuses activités puissent être un danger. J’ai même douté de la véracité des doléances de cette femme.

    • Votre réaction vous honore : parfois, sur le moment, on ne comprend pas… mais savoir se remettre en question a posteriori, c’est essentiel et c’est ce que nous devrions faire. Certains événements sont trop difficiles à « lire », à comprendre sur le moment, surtout lorsque nous n’avons pas les mots ou les concepts, et que se produit l’inimaginable. Ce n’est qu’après 20 ans que j’ai compris que les crises de spasmophilie d’une amie étaient liées aux viols répétés subis pas un prêtre : sur le moment je n’avais rien « vu », comment est-ce possible ? Je ne me l’explique toujours pas. Elle-même a mis plusieurs années avant de mettre le mot « viol » sur la « relation privilégiée » que lui imposait le bonhomme (qui vit libre comme l’air à ce jour). Cette prise de conscience est un premier pas important.

  • Dr. 8 avril 2020 11:23, par Yves-Marie MONFORT

    Je n’ai fait que commencer à lire ce livre. Mais j’en ai assez lu pour amorcer une re-lecture de mes dernières 35 années…Je ne saurais trop remercier son auteure comme je ne saurais trop recommander sa lecture. Pour ma part je regrette la multiplication des pseudos même si je devine tel ou tel profil dont je comprends - à rétro -mieux certaines attitudes. Pour ma part je regrette qu’une organisation à ce point intrinsèquement-perverse et dissolue n’ait pas été simplement …dissoute par la hiérarchie.

  • Christophe 14 mars 2020 13:55

    J’ai lu ce livre en 24h00, sur les conseils d’un prêtre. Merci Mme Ducrey pour votre témoignage, qui décrit malheureusement si bien la situation. Le plus dramatique, par-delà l’abus, c’est la couverture par les supérieurs et les réponses chamallows. C’est aussi Rome qui, après avoir réduit le prêtre à l’état laïc en suspendant la prescription, la rétablit en appel et le réintègre ! Depuis il a poursuivi ses méfaits. « directeur spirituel, » supérieurs, évêques, Vatican : couverture à tous les étages !

  • 14 mars 2020 05:52

    Ce livre est un livre à lire absolument, par tous les êtres humains si possible ! Le livre écrit par Sophie Ducrey : « Étouffée », publié grâce aux éditions Tallandier, est un précieux témoignage, ô combien nécessaire ! Et c’est aussi un magnifique hommage rendu à la vie. Je viens de terminer ce livre. Il s’agit du témoignage d’une femme qui a survécu à toutes les portes qu’on te claque à la figure quand tu es victime d’abus sexuels et d’emprise et que tu le dis, que tu fais toutes les démarches nécessaires auprès de tout le monde pour mettre hors d’état de nuire l’abuseur. Elle n’a rien obtenu de la justice, et n’a pas obtenu réparation, mais elle s’est trouvée elle et elle a écrit un livre dans lequel elle raconte sa vie. Ce livre s’appelle Étouffée et n’a pu être publié qu’en 2019, l’année où tous les témoignages d’abus se sont recoupés dans les médias. L’autrice s’appelle Sophie Ducrey. Elle parle à la radio de son livre. Je n’avais jamais rien lu de tel et pourtant je m’intéresse à la question. C’est le combat d’une vie. C’est le combat de cette femme qui a choisi la vie envers et contre tout. Son livre est un immense cadeau adressé à nos cœurs, à défaut d’avoir pu gagner les procès faits aux abuseurs, à leur perversité et à celle du système qui les protège. Merci à toutes les personnes qui le liront. Vous ne serez pas déçus de ce qu’il va vous apporter. Merci à l’autrice. Merci Sophie Ducrey, du fond du cœur. Cyril Ponceblanc

  • Ponceblanc Cyril 12 mars 2020 01:22

    Besançon, le jeudi 12 mars 2020

    Madame Sophie Ducrey,

    merci à vous et à vos proches pour votre livre, qui m’est un précieux soutien, une chaleur, une lumière et une compagnie. Je lis votre livre par bonds de 50 pages, et au fil des pages, l’adolescent de 17 ans que j’étais en 1995, épris de beauté et d’idéal, découvrant non pas l’église mais les beaux arts, avec un amour pour l’art sacré, un cœur et des yeux d’adolescent, blessé par une mésaventure avec un homme, non pas un prêtre mais un artiste peintre, l’adolescent meurtri entre 17 et 19 ans, que je fus, vous remercie, ce qui me remplit d’un sentiment délicieux de gratitude à votre égard et envers la vie. Je vous remercie infiniment, Madame Ducrey, d’avoir écrit et publié ce livre, d’avoir fait voir le jour à votre témoignage, votre chemin de vie à vous ; qui m’est aujourd’hui un havre de paix, une bonne compagnie et une consolation.

    Merci Sophie et bravo pour votre courage ; parce qu’il fallait le faire et il vous en a coûté, mais vous l’avez fait. Vous avez choisi la vie. Merci à vous et Dieu merci.

    Je vous prie, Madame Ducrey, de recevoir mes sentiments amicaux, mon estime, mon empathie et mon soutien le plus fidèle. Cyril Ponceblanc

  • LONGVILLIERS (de) 5 mars 2020 23:57

    Merci infiniment pour ce bel ouvrage. Je viens de le terminer. Et je voulais vous remercier d’avoir été jusqu’au bout. Quel cadeau vous faites aux générations à venir et à notre mère l’Eglise. Je voulais comprendre qu’elle est cette emprise et comment on pouvait la subir. J’ai mieux saisi votre épreuve à travers des mots justes, forts et plein de délicatesse. Et surtout bravo pour votre courage et mille mercis à votre mari qui a su vous soutenir et certainement contribuer à permettre votre reconstruction.

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