Pourquoi avoir choisi le titre « étouffée » pour votre livre ?
C’est mon éditeur, François Maillot, qui l’a choisi et je le trouve très juste, car l’abus sexuel dont il est question est un crime silencieux et inaudible, par l’entourage, par la victime et même par l’abuseur. De plus, il réclame pour se faire que la liberté de conscience soit préalablement étouffée.
C’est cela dont mon livre parle : comment se passe une mise sous emprise au point que le déni des abus puisse perdurer autant d’années et comment se déroule surtout, de façon très clonée, la mise sous emprise dans la communauté Saint-Jean. On est ici dans un système abusif mis en place par le fondateur. La victime qui entre dans la communauté souvent toute jeune, donc consacrée comme oblate ou religieuse (femme ou homme), ne peut pas s’imaginer que si tous les plus anciens de la communauté, y compris le saint fondateur adulé, approuvent et justifient ce qu’il se passe, il puisse y avoir erreur. Elle est ferrée.
Elle l’est d’autant plus qu’on est dans un contexte religieux. En effet, mon histoire montre comment le psychologique peut se servir du spirituel pour rendre cette emprise encore plus profonde et tenace. Car il s’agit de Dieu quand-même au cœur de l’affaire, et le prêtre abuseur est considéré comme ne vivant plus par lui-même ; c’est le Christ qui vit en lui.
Votre livre est-il un reproche adressé au cléricalisme ?
Je préfère dire que mon livre est une mise en lumière. Chacun est responsable de mettre en lumière les zones d’ombres de sa vie et d’agir en conséquence, l’Église y compris. Si je suis aussi l’Église, j’ai fais ma part avec ce livre. J’ai appris à me méfier de ceux qui prétendent parler au nom de Dieu, et je pense avoir gagné en liberté intérieure. Voir tellement d’ombre peut donner le sentiment d’être plus fragile alors que c’est le contraire : on devient plus libre face à elle, on risque moins de se faire avoir à l’avenir.
Quant il y a ombre, donc déni (une ombre mise en lumière n’en est plus une !), c’est souvent qu’il y a volonté inavouée de prise de pouvoir me semble-t-il. C’est cela que mon livre interroge : comment le regard trop négatif de l’Église des siècles passés sur les parts vulnérables de l’humanité, à savoir le corps, la sexualité et – au risque de faire hurler les féministes – la femme, peut conduire encore aujourd’hui à ce genre de dérives et d’abus de pouvoir ?
Pour vous le problèmes n’est donc pas résolu dans l’Église ?
Loin s’en faut ! Certains font un travail admirable, mais j’ai appris à rester très prudente. Les révélations de l’Église ne se font-elle pas exactement au rythme des médias ? Agit-elle animée par par le soucis de vérité ou par la peur ? Et si mon abuseur peut continuer à être prêtre et s’occuper de jeunes filles postulantes à l’heure actuelle, alors que des plaintes sont déposées depuis quinze ans, n’y a t il pas encore tout à faire ?
Ça ne veut pas dire pour autant que les choses n’avancent pas. Preuve en est que mon livre peut être publié ! Lorsque je l’ai écrit il y a 10 ans il était irrecevable. Les éditeurs ne me croyaient pas ou avaient peur. Et ils avaient raison : mon abuseur m’a traîné avec l’un d’eux au tribunal. Aujourd’hui il y a eu les révélations de la communauté Saint-Jean elle-même, ce qui est remarquable, et le film du 5 mars sur Arte qui a été diffusé à grande échelle. Le fait que des femmes majeures puissent être abusées par des prêtres commence à être recevable. Le mouvement #metoo y est peut-être aussi pour quelque chose.
Qu’est-ce qui a été le plus dur pour vous dans cette traversée ?
Et bien justement, l’abus en lui-même n’a pas été le pire. Il a détruit quelque chose de mon rapport à l’intimité des corps et à ma confiance en moi, mais c’est surtout l’incapacité à entendre de la part de mon entourage, de la communauté et ensuite de la hiérarchie de l’Église qui m’a plongée dans une plus grande sidération encore. Une femme majeure ne fait pas le poids du tout face à un prêtre influent. Elle est facilement vue plutôt comme celle qui l’a fait tomber, si ce n’est comme une personne jalouse et déséquilibrée, pour qu’elle puisse dire des choses aussi invraisemblables. D’où la possibilité des abus précisément. C’est ce regard là qui est à changer.
Il m’a fallu alors comprendre que si l’abuseur n’était pas mis hors d’état de nuire, c’est que son pouvoir, fut-il spirituel, passait avant la destruction profonde de quelques femmes. Ainsi, les belles paroles de ce prêtre, de la communauté et de l’Église pouvaient n’être que des paroles ; l’évangile est mis de côté extrêmement facilement. L’homme, religieux ou pas, est fondamentalement un être prédateur, qui a peur et qui cherche le pouvoir pour sa sécurité, même dans l’Église. Ce n’est pas le cas de tous, bien sûr ! Mais nier que ça puisse être le cas dans l’Église est un déni qui conduit aux abus et à l’omerta les concernant.
Comment avez-vous pu vous en sortir ?
J’ai tout d’abords un mari en or massif qui a tenu bon contre vents et marées pour me rappeler que l’amour vrai existe, une famille plus large et des amis qui m’ont soutenue, des enfants fantastiques qui m’ont ramenés à l’essentiel et une foi qui ne m’a pas quittée. Au contraire, c’est tout ce qui peut pervertir notre rapport à Dieu que j’ai quitté grâce à ce tsunami. Ce qui devait mourir est mort, et demeure le rapport le plus simple et direct à Dieu dans tout son mystère, loin des certitudes et autres jugements avec lesquelles on assoit son pouvoir.
En sommes, je peux dire que ce chemin est pour moi celui d’une purification de ma foi. Reste encore à apprendre davantage la confiance en l’autre et la confiance en ma propre dignité. Là je suis dans un long cheminement thérapeutique et je travaille sur un passé plus lointain que celui de ma rencontre avec la communauté. Car on ne rentre pas dans un système dysfonctionnel par hasard.
Et où en est votre rapport à la communauté Saint-Jean et à l’Église ?
C’est intéressant cette question, parce que je me rends compte que je n’ai pas, ou plus, de rapport avec une communauté ou une institution. Je ne peux parler que de mes rapports à des personnes. Je me sens plus ancrée dans la réel, avec tout son côté nuancé et insaisissable. L’absence de certitudes ne me fait plus peur. Au contraire, c’est le fait de se servir d’elles pour asservir autrui qui me fait peur.
Ainsi, je ne me sens plus liée à tel ou tel groupe, mais plutôt en connexion plus ou moins profonde et authentique avec telle ou telle personne. Je me sens par exemple très en connexion avec des religieux de la communauté qui ont été eux-même abusés ou qui découvrent la vulnérabilité extrême à laquelle cela mène d’ouvrir les yeux sur la perversion du système dans lequel ils ont tant cru.
C’est lorsqu’il y a cette lumière qui va jusqu’à assumer les endroits les plus fragiles de notre humanité que je me trouve avec l’autre chez moi, dans un lieu sacré, où le lien à Dieu est vécu « en esprit et en vérité ».
Sophie Ducrey, 46 ans, mariée et mère de cinq enfants, exerce la profession de coach.