A vrai dire, je dois confesser que j’étais depuis longtemps agacé par deux choses le concernant : le ton sirupeux de sa voix et l’atmosphère de prébéatification dont ses dévots l’entouraient. Me reprochant parfois la forme par trop critique de mon esprit, je m’accusais de voir vraiment le mal partout. Qui étais-je pour émettre des doutes sur cette Mère Térésa en pantalons ? Il fallait bien que ce soit mon œil qui soit mauvais et j’étais prêt à faire amende honorable. Je m’abstenais de faire des remarques. Après tout, je n’avais qu’à aller moi-même m’occuper de ces frères et sœurs handicapés mentaux au lieu de chercher à dialoguer avec la culture de mes contemporains. Je n’avais pas cette vocation mais je m’en faisais grief.
Et puis, et puis, le scandale des frères Philipe a éclaté. Le saint homme se révélait incapable, sinon du bout des lèvres et à la suite de très fortes pressions de son entourage, de demander vraiment pardon aux femmes victimes de Thomas Philippe. Personne n’osait s’expliquer ce scandale jusqu’au moment où la lumière se fit grâce à la Commission internationale nommée par l’Arche Internationale et, tout d’un coup, tout prenait sens. L’affaire est plus grave que ce qui commence à en être révélé et il faut d’abord la replacer dans son contexte particulier.
Au départ, donc, un officier de marine très bien fait de sa personne, fils du gouverneur général du Canada, entra dans la mouvance théologique du frère Thomas Philippe avec la fameuse « Eau Vive », œuvre de réflexion et de formation qui s’installa à côté de l’ancien couvent d’études des frères dominicains en France, le Saulchoir. Et là, très vite, des pratiques particulières et douteuses attirèrent l’attention des autorités de l’Eglise. Les intellectuels catholiques qui avaient été démarchés au nom de saint Thomas d’Aquin se retirèrent tous sur la pointe des pieds, conscients qu’il y avait là, sous couvert du néothomisme, la résurgence d’une gnose. C’est du moins le jugement que se fit le grand penseur Claude Tresmontant qui observait ces étrangetés depuis la Sorbonne. Le Maître général des dominicains, alerté par la gravité de ce qui se passait, informa le Saint-Office, qui commença un procès qui dura de 1952 à 1956 où Thomas Philippe fut retiré de la circulation. Son principal soutien, outre son frères Marie-Dominique Philippe à qui cela valut aussi une condamnation qui fut elle aussi bien cachée, fut Jean Vanier. C’est lui qui conduisit le frère Thomas à Rome et qui l’en ramena. Une scène surréaliste se déroula même dans l’ascenseur de la cour Saint-Damase qui monte chez le pape. A l’époque, c’était Pie XII et le fils du gouverneur général qui lui était présenté était introduit par rien moins que le cardinal Angelo Roncalli, le futur Jean XXIII. Roncalli, donc, profita du passage dans l’ascenseur pour demander à Jean Vanier de rompre avec Thomas Philippe puisque le procès devant le Saint-Office sentait fortement le fagot. Roncalli s’attira une réponse négative avec le sourire évasif et indéfinissable de Jean Vanier. C’était au-dessus de ses forces, prétendait-il.
Ce qui est un scandale monumental, ça n’est pas que Jean Vanier, beau garçon, ait eu des rapports sexuels. Qui pourrait les lui reprocher ? Ce qui est une honte, c’est qu’il ait menti toute sa vie et qu’il soit resté sous l’emprise de Thomas Philippe alors qu’il savait tout du début jusqu’à la fin dans cette histoire. il l’a toujours couvert en dépit du bon sens. Si quelqu’un était au courant, c’était lui. Et la logique de l’affaire a fini par apparaître à tous. Jean Vanier avait eu des rapports sexuels et « mystiques » avec Thomas Philippe dont il sortait dans un état d’exaltation qui durait plusieurs jours et qui ne lui laissait aucune forme de sentiment de culpabilité. Il a reconnu à la fin de sa vie avoir tenté de retrouver ces « états » « érotico-mystiques » avec les quelques femmes qu’il a eu lui aussi sous son emprise spirituelle.
(…)
Ces points de suspension entre parenthèses sont là pour donner place au sentiment d’impuissance dont on se sent pris quand on a connaissance de tels faits et qui vous laissent sans voix. Sans voix, mais pas sans réflexion. Me remontent à l’esprit les fameux frères et sœurs du libre-esprit, cette secte du moyen-âge où on libérait ses mœurs en raison d’une gnose. Et cette doctrine, la voici : en suivant le Christ pauvre et nu, on se libèrait du mal et du péché et on entrait dans la conscience libérée qui est la manifestation du Saint-Esprit. En suivant Dieu de cette façon, on participait dès cette terre la jouissance de ce qui sera le bonheur humain dans le paradis. La charité s’exprimait donc de façon charnelle, et surtout au nom de Dieu, dans la communauté des frères et des sœurs. On voit le grand écart : d’un côté une idée très absolue de Dieu, de l’autre la réalisation des désirs les plus basiques de notre libido.
Face à ces déviances, je pense à cette chère marquise dauphinoise que j’ai eu l’honneur de connaître et qui, pour ne pas blesser les bonnes manières alors que nous évoquions une histoire qui n’est pas racontable me sortit tout à trac cette réflexion qui venait du fond de l’expérience des siècles : « Ô, vous savez, mon Père, c’est tout simple. Il lui a montré son chapelet et il lui en a fait baiser la médaille ! ». Comme on savait dire les choses en ces temps-là ! Nos ancêtres ne s’y étaient pas trompés non plus et ils avaient donné le nom de Turlupins à ces sectaires illuminés. Il faut préciser qu’ils ont sévi à la fin du XIVe siècle et qu’ils ont été combattus sous le règne de Charles V. On en a plus tard la trace dans le grand Testament que François Villon a fait en 1461, à la strophe 106 :
"Item, aux Frères mendians, Aux Devotes et aux Beguines, Tant de Paris que d’Orléans, Tant Turlupins que Turlupines, De grasses souppes jacobines Et flans leurs fais oblation ; Et puis après, soubz les courtines, Parler de contemplation."
C’est délicieux. Il s’agit d’offrir du flan aux femmes et puis ensuite de leur parler de contemplation sous les courtines. Pour ceux qui ne verraient pas totalement la situation, les courtines étaient les rideaux qui servaient à décorer et à cacher un lit à cette époque. Nous avons là tout le programme de ces grands inspirés. D’abord le chapelet, ensuite la médaille !
On en rirait si ça n’était pas aussi tragique et grave. Car il reste à évoquer deux graves difficultés. La première concerne les courtines, la seconde celle des héritiers de ces pratiques érotico-mystiques. Tous les évêques de Beauvais ont été au courant de la condamnation de Thomas Philippe par le Saint-Office. Malgré une lettre que ce dernier lui a écrite en 1977, Mgr Desmazières a permis au Père Thomas de confesser et d’être l’aumônier de l’Arche. Jean Vanier savait et a toujours laissé faire. Que savait exactement Mgr d’Ornellas, accompagnateur du mouvement de l’Arche, qui ne peut être pris pour quelqu’un d’inintelligent ? Ça devrait lui coûter la succession du cardinal Barbarin à Lyon. La chaîne de couverture ecclésiastique devra être mise en évidence et les sanctions devront être prononcées. Mais ça ne s’arrête pas là. Il y a les épigones de cette doctrine érotico-gnostique. On a déjà identifié le père Gilbert Adam, qui se disait supervisé par Thomas Philippe, et qui pratiquait si bien. Thierry de Roucy, ancien supérieur général des frères d’Ourscamp, fondateur de l’œuvre internationale Points-Cœur toujours soutenue par certains évêques français, révoqué de l’était clérical et déchu de la Légion d’honneur pour les mêmes motifs. il avait donné le nom de Thomas Philippe à son Institut d’études théologiques. Il va falloir établir la liste de tous ceux qui sont passés par là, comme l’ancien modérateur de la Fraternité Marie Reine Immaculée, le père Marie-Pierre Faye, suspendu a divinis. Les frères et les sœurs de la Communauté Saint-Jean fréquentaient assidûment l’endroit, tout comme Ephraïm, le judas de Lyon qui se présente comme l’agneau immolé et qui fut fondateur des Béatitudes. La liste risque d’être longue et il faudra bien l’établir en entier.
Leur doctrine secrète est la même pour tous. Nous portons un secret que l’Eglise ne peut pas encore comprendre, disent-ils à leurs adeptes, et ce secret, c’est la réalisation (sexuelle) sur terre de l’union mystique. C’est une hérésie, c’est une gnose. C’est une énorme et grotesque supercherie dans laquelle notre Eglise est en train de s’enfoncer. Il nous faut en prendre conscience et purifier notre Eglise de ce chancre. Quand je vous disais que les Turlupins étaient de retour …
Père Pierre Vignon