Les Eblouis : entretien avec Sarah Suco

Jeudi 31 octobre 2019 — Dernier ajout samedi 2 novembre 2019

Camille, 12 ans, passionnée de cirque, est l’aînée d’une famille nombreuse. Un jour, ses parents intègrent une communauté religieuse basée sur le partage et la solidarité dans laquelle ils s’investissent pleinement. La jeune fille doit accepter un mode de vie qui remet en question ses envies et ses propres tourments. Peu à peu, l’embrigadement devient sectaire. Camille va devoir se battre pour affirmer sa liberté et sauver ses frères et sœurs.

Les Éblouis est votre premier film en tant que réalisatrice. Il est dédié à vos frères et sœurs. L’inspiration est-elle autobiographique ?

Oui, j’ai moi-même vécu avec ma famille dans une communauté charismatique pendant dix ans. L’idée d’en faire un film germait dans ma tête depuis très longtemps, et arrivée à la trentaine, la nécessité l’a emporté et je me suis sentie prête à me lancer. J’ai rencontré Dominique Besnehard à qui j’ai raconté mon projet. Il a tout de suite été très enthousiaste et m’a fait confiance dès le début de l’écriture. Avec Michel Feller, ils m’ont accompagnée sans relâche et soutenue avec une grande liberté et un fort désir commun.

Comment avez-vous abordé cette matière personnelle ?

D’emblée, je savais que je voulais écrire avec quelqu’un, parce que je ne voulais pas écrire dans la haine ni la colère. Je voulais prendre de la distance, notamment vis-à-vis de la figure parentale. Je voulais transformer cette montagne de souvenirs en une histoire de fiction, de cinéma, avec des personnages auxquels on puisse s’attacher. Je savais que la distance et la pudeur seraient mes points d’entrée dans le cœur de ce sujet violent.

J’ai choisi d’écrire avec Nicolas Silhol, qui a eu une formation de scénariste avant d’écrire et réaliser Corporate, parce qu’il se positionnait à l’endroit qui me convenait : raconter cette histoire sans chercher le sensationnalisme. Nous étions très complémentaires car nous ne nous situions pas sur les mêmes plans émotionnels et structurels.

Votre récit est celui de l’embrigadement dans une communauté…

Je voulais qu’on assiste à l’entrée de cette adolescente, Camille, et de ses parents dans cette communauté, qu’on n’ait pas d’emblée toutes les clés du fonctionnement de ce lieu et des raisons pour lesquelles les gens y entrent, et décident d’y rester.

On les comprend petit à petit, à travers le regard de Camille, dont j’ai vite choisi de ne jamais sortir. J’étais très attachée au point de vue de ce personnage, de manière presque obsessionnelle ! Je voulais qu’on soit toujours à hauteur d’enfant, dans le ressenti de Camille, ses perceptions. Et puis j’avais très envie que l’ambiguïté des personnages et du lieu communautaire se reflètent à l’image. Je ne voulais pas que ce soit tout joyeux au début puis de plus en plus glauque. Je voulais que ce glissement arrive sans qu’on s’en rende compte, sans que cela devienne systématique. Les choses glissent par étapes. C’est ce qui est complexe et qui fascine dans l’emprise et la dérive sectaire. La folie se niche dans les détails. Rapidement, on voit que cette communauté est assez « spéciale » et les parents de Camille sont eux-mêmes un peu décontenancés quand ils voient certains rituels très surprenants. Mais ils surmontent leur surprise et décident de rester, en connaissance de cause.

Contrairement aux clichés et aux idées reçues, la plupart des gens qui entrent dans ces communautés sont intelligents et cultivés et trouvent dans ces lieux des personnes capables de répondre à leurs aspirations. Ces communautés et leurs responsables sont très doués pour mettre en valeur vos compétences, s’infiltrer dans vos manques et dans vos failles. Dans le film, on voit combien le père de Camille est heureux de mettre son savoir au service du cours biblique, lui qui ne se sent pas très considéré dans son lycée. Pareil avec la mère de Camille, qui se sent enfin entendue et utile : elle sert des repas, elle fait la comptabilité de la communauté…

Le film raconte à quel point il est simple de se faire embrigader lorsque les besoins sont présents en nous et qu’un groupe nous attire de belle manière.

Pourquoi avez-vous choisi de transposer votre histoire à l’époque actuelle ?

Parce que je ne voulais pas que le spectateur puisse penser que ça n’existe plus aujourd’hui. On estime entre 50 000 et 60 000 le nombre d’enfants victimes de dérives sectaires dans ce genre de communautés chaque année en France. Des communautés qui ont pourtant pignon sur rue et sont légales. Du fait de la loi de 1901, chacun a le droit de vivre avec qui il veut, se regrouper en communautés, donner de l’argent voire tout son salaire à une association. Tant que cela ne concerne que des adultes avisés et « consentants », il est difficile d’intervenir. Définir l’emprise ou une dérive sectaire est très compliqué. Il y a des critères – embrigadement psychique ou financier, maltraitances… – mais ils restent assez flous et juridiquement difficiles à prouver et donc à condamner tant qu’un drame ouvertement répréhensible n’a pas eu lieu.

Pouvez-vous nous en dire plus sur ces communautés ?

Ces communautés charismatiques, importées des Etats-Unis depuis les années 70, appellent à un renouveau spirituel basé sur le Saint-Esprit. Les gens y vivent l’expérience personnelle de Dieu, l’expérience des « dons » reçus du Seigneur et de la prière, parmi lesquels celui de la guérison. Elles regroupent des prêtres, des religieux et des familles laïques qui, comme on le voit dans le film, habitent pour la plupart dans des maisons à côté d’un presbytère. Tout est articulé autour de la paroisse et du curé qui en a la charge.

Ces communautés reposent sur de nobles intentions de base : vœux de charité, de solidarité, d’entraide… Dans les années 70, elles ont fleuri un peu partout dans les villes et leur nombre continue de se maintenir, d’autant plus aujourd’hui avec le sentiment d’isolement, les valeurs grandissantes du vivre ensemble…

Les journées de chaque membre, également des enfants, sont rythmées par les prières et les rituels de groupe : demande de pardon, chants, farandoles, séances de bénédictions dans l’Esprit saint. Les tenues, les coiffures et les règles de vies sont régentées et très spécifiques et il est petit à petit impossible pour des enfants de continuer à avoir une vie sociale normale.

Malgré les dérapages, vous montrez que tout n’est effectivement pas négatif dans la communauté qu’intègrent Camille et ses parents…

Moi-même, j’aimais vivre dans ce lieu quand j’étais enfant, j’en ai gardé plein de bons souvenirs. Je n’ai pas l’impression d’avoir fait un film à charge contre ces communautés et encore moins contre l’Eglise catholique. Mais j’ai fait pour sûr un film de combat. Car il est primordial aujourd’hui de protéger les enfants qui sont les plus grandes victimes de cet embrigadement et le subissent de plein fouet en se retrouvant face à des parents qui deviennent peu à peu fous en pensant faire le bien de leurs enfants. Ensuite, je laisse chacun libre de penser ce qu’il veut. Quand on voit le père de Camille le matin, avant d’aller au travail, faire les courses d’une vieille dame et soulager ses douleurs, c’est quand même admirable. Et le rituel du pardon, même s’il est un peu cocasse, n’est pas négatif en soi. Le problème est juste de savoir jusqu’où ça peut aller.

C’est tout de même une forme d’intégrisme…

Les dérives intégristes et sectaires existent dans toutes les religions. J’ai commencé à écrire en 2013, bien avant les attentats contre Charlie Hebdo et tous les amalgames avec la religion musulmane que cela a entraînés. J’étais contente que mon film se situe dans l’Église catholique parce qu’il me semble important de balayer aussi devant notre porte. Ici nous ne sommes ni dans Le Temple Solaire, ni dans une cellule djihadiste, mais dans l’église du coin de la rue, en plein cœur d’une ville de province.

J’aime cette forme hybride d’un cinéma qui n’est pas militant, mais qui reste en prise avec la société. Et j’avais l’envie de plonger le spectateur dans cette histoire sans qu’il puisse tout comprendre immédiatement. À l’instar de nos personnages. L’emprise est une notion qui nous dépasse, de toute façon.

Les rituels de la communauté que vous filmez sont toujours sur le fil de l’étrange, du ridicule, de la peur aussi… Certaines scènes sont hallucinantes, comme celles où les communautaires se mettent à bêler pour appeler leur berger…

Il était important pour moi de rester toujours sur le fil, que le spectateur puisse s’y projeter, avoir son propre ressenti. J’ai fait attention de préserver en permanence cette ambivalence, dès l’écriture, puis en préparation, en tournage, au montage, dans le jeu des acteurs… Mais le film est bien en deçà de la réalité. Je suis restée plus de 10 ans dans cette communauté. Nous n’avions pas de télé, pas de radio, pas de téléphone portable. J’ai su qui était Michael Jackson quand je me suis enfuie, à 18 ans. Tout ce que je montre dans mon film a existé et de manière encore plus violente. Le jeudi soir par exemple, on faisait un repas Lucernaire et on servait Jésus, sur une icône. On lui donnait à manger et on attendait qu’il mange, s’il arrivait… On ne parlait pas. On s’adressait à lui. J’aurais des dizaines d’autres exemples à vous donner que je n’ai pas mis dans mon film… Quand j’ai décidé de faire un film de fiction, j’ai accepté de ne pas pouvoir tout raconter. J’ai choisi et, cinématographiquement parlant, il m’a semblé indispensable de filmer ces scènes de bêlements ou d’exorcisme et de montrer que le ridicule de ces rituels n’empêche pas nos personnages d’entrer dans cette communauté. La dérive sectaire commence par là. Ces scènes folles, peut-être dérangeantes vues de l’extérieur, sont hélas bien réelles.

Les ambiguïtés des situations et la cocasserie présente dans beaucoup de ces scènes surprennent le public par le rire. Et c’était capital pour moi de garder ces deux dimensions. Car c’est ce mélange-là qui « embrouille », qui raconte la secte.

C’est notamment pour cette raison que Dominique Besnehard a très vite insisté pour que je réalise moi-même le film. Il me disait que j’étais la seule qui pourrais diriger les acteurs au plus juste de ce que j’avais vécu et de ce que je voulais exprimer.

Les communautaires dégagent une joie dont l’intensité est un peu angoissante.

Le casting des « communautaires » a été très important. Je cherchais des visages qui dégagent une humanité, mais qui en souriant peuvent avoir un petit côté béat ou étrange. Ces gens ont décidé d’être dans la joie, mais à force d’obéir à des préceptes et des principes, surgit le risque de ne plus réfléchir par soi-même.

La question du libre arbitre est pour moi au cœur du film. Notre héroïne est une adolescente qui, via cette expérience inédite, est dans cette recherche du soi et de l’autonomie de sa pensée. Il est toujours plus difficile de penser par soi-même, et contre ses parents. Dans ce cadre extraordinaire, ce chemin est encore plus compliqué.

Camille défend d’ailleurs ses parents quand ses camarades de classe se moquent de leur façon de vivre.

Camille défend leur choix de vie parce qu’elle n’a pas le recul suffisant pour expliquer ce qu’il se passe et ce qu’elle ressent. Au-delà de cette incompréhension, défendre ses parents à tout prix est une attitude très commune, et qui peut même persister à l’âge adulte. Camille est une ado vive et passionnée qui s’apprête à vivre sa vie. C’est le moment où ses parents décident de vivre dans une communauté intégriste, comme s’ils entraient dans une crise d’ado radicale, par effet de miroir inversé. Camille va devoir affirmer sa liberté de pensée face à des parents qui y renoncent. Elle va devoir devenir adulte et témoigner quand ses parents redeviennent des enfants qui n’ont plus droit à la parole. Elle va surtout devoir trouver le courage de se retourner contre eux. Au-delà du sujet de l’embrigadement, c’est cela que je souhaitais principalement raconter : le conflit de loyauté d’une fille envers sa maman.

Le film raconte aussi ce trajet inversé d’une fille et sa mère. Camille est amenée à grandir trop vite et trop fort, à devenir une femme responsable, notamment auprès de ses frères et sœurs. Tandis que sa mère, elle, redevient une enfant, perd pied et se soumet.

La scène d’anniversaire chez Camille nous fait passer par une palette de sentiments très divers. Cette famille nous paraît tour à tour glaçante, accueillante, joyeuse, gênante…

Cette scène est au cœur du film et elle abrite toute la complexité du sujet. Il se mélange dans le même temps l’horreur et la joie. Le désespoir et l’amour familial. C’est parce que tous ces sentiments peuvent cohabiter ensemble chez un être humain que cette histoire est possible…

Camille est pour moi une petite sœur du personnage joué par River Phoenix dans À bout de course de Sidney Lumet.

Et les parents qui s’embrassent d’une manière assez impudique…

C’est magnifique et en même temps très embarrassant. Il y a du dégoûtant et du sublime dans cet instant. Ces parents sont en permanence capables du pire comme du meilleur et très paradoxaux. Ils ont des principes très exigeants – ne pas porter de couleur noire, par exemple –, mais en même temps, ils partent en « retraite » en laissant leurs quatre enfants livrés à eux-mêmes. Le trouble que cela provoque est un élément important dans le mécanisme des dérives communautaires.

Au début du film, son professeur de cirque exhorte Camille à exprimer ce qu’elle est profondément. Son exigence annonce la trajectoire à venir de la jeune fille.

Oui, la recherche de son clown intérieur consiste à s’interroger sur ce que l’on a de drôle en soi, du coup à s’interroger sur qui on est, à se trouver soi. Je ne connaissais pas l’univers du cirque, mais j’aimais bien que Camille fasse de l’acrobatie, qu’elle ait un rapport à son corps et commence le film « en hauteur ». Position qu’elle retrouve à plusieurs reprises dans le film, que ce soit en haut des marches ou à la fenêtre de la communauté.

J’avais envie que l’héroïne exerce une activité bien à elle, que ses parents vont justement lui demander de sacrifier. Cette attitude est très représentative des dérives sectaires et de la manipulation : chercher en vous ce qui est bien, vous dire que c’est super et en même temps le casser. Il n’empêche, la passion de Camille pour le cirque perdure, envers et contre tout. Et c’est elle qui lui permet de se construire, puis de s’émanciper.

Boris est une pièce maîtresse dans sa quête…

Camille est une gamine qui combat en permanence, mais j’aimais bien qu’elle ne puisse pas trouver tout par elle-même. Quand bien même elle a une forme d’héroïsme, elle a aussi besoin des autres. Boris représente une ouverture pour Camille. Il est intrigué par elle, accepte sa différence sans être dans le jugement, mais la ramène à la réalité. On ne voit jamais les parents de Boris et pourtant, on les sent plus attentifs que ceux de Camille. L’absence et la défaillance parentale ne vont pas forcément de pair.

Camille a une force intérieure, mais n’est pas forcément une ado très rebelle…

L’une des récurrences de ce personnage est qu’elle se bat avant tout pour les autres : sa mère en premier lieu. Mais elle n’est pas seule. La fratrie est au cœur du film. C’est auprès de ses frères et sœurs que Camille trouve la force de se battre. C’est en les prenant en charge qu’elle devient plus mature. Et c’est pour les sauver de l’horreur qu’elle se décide à parler. Le point de vue des enfants me permettait d’aborder ce sujet grave avec vitalité et joie. Leur insolence vis-à-vis de la solennité religieuse apporte aux scènes de l’humour. Leur irrévérence et leur solidarité à toute épreuve rendent, je l’espère, le film lumineux.

Comment avez-vous choisi Céleste Brunnquell, que l’on voit grandir de 12 à 15 ans ?

Céleste peut être à la fois très enfantine et féminine. Dans la vie, c’est un petit bout, on pense qu’elle a douze ans alors qu’elle en a quinze et dégage beaucoup de force et de maturité.

Le choix de Céleste a vite été évident. Elle était très juste et délicate, je ne me lassais pas de la regarder pendant les essais et c’était important pour moi car beaucoup de choses devaient passer uniquement à travers son visage, son regard. Je trouve que Céleste a une manière unique de regarder, de parler, d’être à l’écoute tout en restant mystérieuse, en retenue et comme encombrée. Elle est très belle et en même temps étrange.

Elle a une intuition dingue, elle aime la caméra et la caméra l’aime. J’aimais la manière dont elle-même était au combat pour incarner Camille, cette manière d’aller un peu contre, de ne pas jouer seulement ce qui est écrit…

Et le casting des adultes ?

Le premier que j’ai eu en tête quand j’écrivais était Jean-Pierre Darroussin. Pour jouer le berger, il me fallait un acteur qui puisse comme lui être charismatique tout en restant a priori sympathique et bonhomme. Jean-Pierre a accepté très tôt, sur une première version, en me disant : « Ce qui me plaît dans le film c’est qu’il y a un sujet ET une histoire. » Son accord m’a beaucoup encouragée.

Pour le rôle de la mère, l’important était de trouver une actrice joyeuse et douce, avec une grande force intérieure, sur le front de laquelle il n’est pas tout de suite écrit qu’elle est dépressive. Je trouve que Camille Cottin porte tout cela en elle. Elle est d’une grande finesse et sa délicatesse laisse entrevoir tous les possibles jusqu’au bout de l’histoire. Tout ceci était d’autant plus fort pour moi qu’on ne l’a jamais vue dans un registre aussi dramatique.

Quant à Eric Caravaca, c’est en le voyant durant la promotion de son documentaire Carré 35 que j’ai eu le déclic. C’est un acteur que j’ai toujours admiré pour sa multitude d’incarnations, sa vérité. Je trouvais qu’il portait en lui la gentillesse et la bienveillance du père de Camille. Jusqu’au bout, on espère qu’il va vaincre sa lâcheté et aider sa fille.

Je voulais que les parents de Camille nous plongent dans la dualité, que malgré ce qu’ils imposent à leurs enfants, ils restent des parents sympathiques et touchants à plein d’égards, que l’on comprenne l’amour que leur porte leur fille. Camille Cottin et Eric Caravaca dégagent tous deux une humanité et des failles qui me faisaient penser qu’on ne les détesterait pas de manière péremptoire.

Et le choix d’Yves Angelo à la photo ?

J’ai toujours aimé son travail, la diversité de ses choix de films et de genres. La lecture qu’il a eue du scénario et de ses complexités m’a immédiatement interpellée. Il me semble que ce sont les contradictions au cœur d’un échange dans le travail qui font avancer et chercher sans cesse. J’ai senti très vite que notre duo fonctionnerait car nous nous complétions au niveau des intentions et de la recherche aiguisée du sens des images.

Quels étaient vos désirs de mise en scène ?

Il m’a semblé plus juste et plus fort de choisir une forme de simplicité dans le cadre et dans le découpage, presque du formalisme par endroits, pour mieux faire ressentir au spectateur l’enfermement. Je ne voulais pas que le fond de l’histoire et la spirale soient surlignés par des effets de caméras trop insistants.

Je souhaitais que le spectateur ressente ce que vivent les personnages : sans que l’on s’en rende compte, puisque la caméra n’est pas intrusive, on se retrouve piégés dans le cadre. Au sens propre et figuré.

Le photographe Gregory Crewdson a été d’une grande inspiration pour moi. Ses photos paraissent de prime abord extrêmement naturelles, mais du surnaturel finit toujours par en surgir.

Et au montage, j’ai travaillé avec Catherine Schwartz, qui avait déjà monté mon court-métrage. J’aime son exigence, son œil, sa force de propositions et en même temps son écoute. Le scénario était construit sur une dérive progressive qui ne permettait pas la possibilité de changements fous dans la continuité dramatique, mais nous avons beaucoup travaillé l’ambiguïté à l’intérieur des scènes.

La musique, tour à tour lyrique et trépidante, accompagne le combat intérieur de Camille…

Je souhaitais que la musique exprime le cœur du personnage, non le personnage vu de l’extérieur. Elle est signée Laurent Perez Del Mar, dont j’avais découvert le travail sur La Tortue rouge. J’aimais beaucoup le côté classique de ces compositions. Dans Les Éblouis, je voulais assumer le romantisme de jeune fille de Camille sans pour autant qu’il envahisse tout. Je trouve souvent qu’il y a trop de musique dans les films, je n’aime pas qu’il y en ait sur les dialogues. J’ai dit à Laurent que je voulais de la dissonance, que la musique ne vienne pas surligner ce qu’on a déjà dans l’image ni évoquer une dimension religieuse, déjà très présente dans les chants des communautaires.

Et le titre du film ?

Les Éblouis offre un double sens qui correspondait à ma recherche d’ambivalence. Les communautaires ne sont pas les seuls à être éblouis. Camille aussi est éblouie par l’amour qu’elle porte à ses parents. Grandir et devenir adulte, c’est accepter de ne plus être ébloui(e), de sortir de l’aveuglement, de réfléchir par soi-même.

En quoi le fait d’être actrice vous a aidée pour passer à la réalisation ?

J’étais forcément plus à l’aise sur beaucoup d’aspects techniques et spécifiques du plateau de cinéma, que je ne découvrais pas. Mais surtout cela m’a beaucoup aidée pour accompagner les acteurs du film à aller vers les personnages. Je sais par quoi on est traversés quand on joue. Les doutes, les angoisses. Il me semble que j’ai pu les aider là- dessus, et trouver les mots, je crois, pour les amener au plus près de la force et la véracité de cette histoire. Ce qui était beau, c’est qu’ils cherchaient avec moi à incarner ces personnages au plus près d’une vérité, tout en emportant le sujet vers du cinéma, des émotions…

Propos recueillis par Claire Vassé

BIOGRAPHIE Née en 1981 à Montpellier, Sarah Suco est une actrice de théâtre et de cinéma. Elle a notamment joué dans Discount et Les invisibles de Louis-Julien Petit (pour le premier, elle est prénommée au César du meilleur espoir féminin), La Belle Saison de Catherine Corsini, Aurore de Blandine Lenoir, Guy d’Alex Lutz, Place publique d’Agnès Jaoui. En parallèle, elle écrit des pièces de théâtre et le court-métrage Nos enfants, primés dans de nombreux festivals. Les Éblouis est son premier long-métrage en tant que réalisatrice. Il vient de recevoir le Prix Cinéma 2019 de la fondation Barrière.

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Vos réactions

  • Françoise 6 novembre 2019 13:03

    Je me permets sur ce sujet du cinéma et des enfants acteurs, de vous partager le témoignage récent d’une actrice, Adèle Hanael. Et qui je pense qui touchera l’ensemble des victimes d’abus et viols.

  • Françoise 6 novembre 2019 11:25

    Ce qui est bien, c’est que ce type de film permet à la société civile de pouvoir plus facilement définir comme inacceptables ces emprises sectaires. Sarah Suco qui a vécu cela connaît bien ces dérives, ces glissements vers le contrôle totalitaire des individus et la rudesse du combat qu’il faut mener pour sortir de cette emprise.

    Mais c’est toujours compliqué quand même d’aborder ces sujets par l’image, parce qu’un tel film ressuscite chez la réalisatrice, des traumatismes terribles et d’une certaine façon, les fait vivre à des acteurs et notamment des enfants.

    Ca me met toujours mal à l’aise, même si c’est une œuvre éminemment utile. Je ne sais pas comment les enfants d’un tel film peuvent vivre le jeu sans être trop marqués par ce type de rôle…

    Bien sûr, on me rétorquera qu’il y a des psys, des explications, une façon d’aborder ces rôles avec les enfants pour ne pas les marquer, les traumatiser aussi. Mais…j’ai toujours en mémoire les traumatismes jamais guéris d’enfants acteurs qui ont joué certains rôles durs, dans des films durs aussi.

    Est-ce que le poids de la vérité de situations terribles, criminelles et l’importance de faire émerger cette vérité, doit utiliser l’enfance, la remettre dans les mêmes conditions ou presque du traumatisme initial, pour parvenir à faire un électro-choc dans la population ? Il y a une dimension je trouve un peu sacrificielle et qui ne dit pas son nom au plan cinématographique, sur la question des enfants quand ils jouent des rôles de ce genre.

    J’avais été aussi très mal à l’aise avec My Little Princess d’Eva Ionesco. Pour les mêmes raisons.

    Il me semble mais cela n’appartient qu’à moi et à ma sensibilité personnelle, qu’il faut éviter de faire subir à d’autres, ce que l’on a subi soi-même. Ca me paraît toujours ambigu et dangereux de vouloir, au nom de la vérité, faire vivre artificiellement, ce que l’on a subi.

    Raconter oui. Mais faire vivre à d’autres…même si ça relève du jeu, de l’actorat, d’un scénario, c’est compliqué. Et encore plus quand il y a des enfants acteurs. Et que le film repose sur le jeu d’acteurs d’un ou plusieurs enfants. Qui peuvent moins que les adultes, faire la part des choses entre réalité et fiction.

    Pouvoir assumer de tels films après, que la carrière d’acteur se poursuive ou pas pour ces enfants…ça doit être compliqué. Est-ce que véritablement les enfants de ces films mesurent pleinement la situation qu’ils jouent et quel impact ce type de situation peut avoir dans le réel pour d’autres enfants ? Ca me paraît difficile. Et du coup, un peu abusif.

    Je ne sais pas du tout si les réalisateurs, réalisatrices qui ont vécu ce type de traumatisme, prennent conscience de cela vraiment quand ils font ce type de film et comment ils font pour protéger ces enfants acteurs pour qu’ils ne portent pas le fardeau du traumatisme qui les concerne et qui n’a pas à se déporter sur d’autres et encore moins des enfants.

    C’est une question qui me hante depuis des années concernant les films qui parlent de situations traumatiques vécues par les réalisateurs et portées à l’écran avec des enfants comme acteurs principaux.

    Jusque là, aucun journaliste n’ose poser cette question aux réalisateurs. Comme s’il était presque inconvenant de parler de cela. Mais il me semble que c’est important. Et qu’il y a toujours possibilité de dérive dans un film de ce genre.

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