Il est vrai qu’avec l’affaire Jean Vanier le scandale est total. Beaucoup parlent d’un tsunami mais c’est en fait bien pire parce que, dans le cas, il ne s’agit pas d’eau. Le « saint » avait réussi un parcours sans faute sur terre et puis voilà, on ne se méfie jamais assez des anges, il a loupé le dernier barreau de l’échelle du Paradis. Et patatras, tout tombe par terre, le bien comme le mal. L’heure est donc au travail des experts dans les décombres.
On a déjà beaucoup de renseignements dans la biographie très fouillée de Marie-Dominique Philippe par Marie-Christine Lafon parue en 2015. Certains soupçonnent ce livre d’être un ouvrage de commande de la part des responsables de la communauté Saint-Jean pour fournir un socle sérieux d’information afin d’éviter d’aller chercher trop loin. Ce livre est en effet bien documenté et c’est précisément ce qu’il va maintenant permettre aux chercheurs : aller plus loin. Déjà l’historien Etienne Fouilloux donne des éclaircissements précieux mais il est dépendant de l’accès aux archives. Il paraîtrait que le pape François aurait donné son accord de principe pour l’ouverture du fonds de l’ancien Saint-Office au sujet du fameux procès canonique de 1952 à 1956.
On pourrait faire un jeu des sept familles avec la famille Philippe. Et on commencerait par se faire donner la carte du grand-oncle, le dominicain Pierre-Thomas Dehau (1870-1956), qualifié par Jean Vanier de « Patriarche secret ». Que peut-on dire de cet homme et de l’influence qu’il a exercée sur l’ensemble de ses neveux et nièces ? Thomas Philippe était son préféré et s’est toujours présenté comme son "héritier spirituel". On sait qu’il était pratiquement aveugle et qu’il vivait retiré dans sa famille. Il pratiquait la direction spirituelle sur des âmes d’élite dont une femme belge, une certaine Hélène Claeys-Bouuaert (1888-1959).
L’arrière-petit-neveu du père Dehau, Rémi Pelon, dans un livre de 2006 sur son oncle préfacé par le cardinal Philippe Barbarin, « Invitation à la contemplation, vie et choix de textes du père Pierre-Thomas Dehau », la présente à la page 47. Hélène Claeys-Bouuaert, d’une famille de notables flamands, a eu une révélation qu’elle pensait d’ordre mystique quand elle avait douze ans (Dehau en avait 30) lors d’une retraite prêchée au Pensionnat des Dominicaines de Froyennes à côté de Tournai : « Cette rencontre fut suivie de beaucoup d’autres pendant lesquelles ils se donnaient des conseils mutuels, durant plusieurs décennies. » Mais devant la méfiance des familles « à l’égard des manifestations surnaturelles, qualifiées de superstitieuses, trop ‘‘affectives’’ ou désordonnées », « le père Dehau fut obligé d’aller la voir avec la plus grande discrétion. Il devint à la fois le directeur et le dirigé de cette jeune fille. » « Par prudence et par sagesse, en effet, tout ce qui touchait à cette rencontre était encore plus secret que le reste de sa vie. » Cette femme, « handicapée physique », était considérée par lui comme une « petite âme ».
Dans un remarquable travail fait en 2009 sur les origines de l’Arche, Antoine Mourges nous apprend qu’elle était « l’âme secrète » de l’Eau Vive, l’œuvre que Thomas Philippe, le neveu de Dehau, fonda en 1948 à côté du Saulchoir. Dehau ne pouvant plus assurer la direction de sa protégée, il l’a alors mise dans les mains de son neveu Thomas. Il se servira de ses « révélations » pour annoncer au Maître Général des Dominicains, lors d’une rencontre de 1948, qu’il surgirait près du Saulchoir (le couvent d’études des Dominicains) une œuvre plus grande que celle de Catherine de Sienne !
Si je cite tous ces éléments, c’est parce que je crois y reconnaître un mode opératoire des Philippe. Une âme d’élite, qu’on tient dans le secret, dont on est à la fois le directeur et le dirigé, maintenue dans un climat d’illuminisme total. On comprend que dans un tel contexte gnostique et millénariste toutes les dérives soient possibles. Qui dit gnose dit connaissance par initiation et donc dérive sectaire. Un sujet « d’élite » initié à de telles connaissances supérieures auxquelles les autres n’ont pas accès ne ment pas lorsqu’il ment pour la Cause ! Et il ne pèche pas non plus lorsqu’il viole allègrement les commandements de Dieu qui sont bien entendu réservés aux autres. Je tiens à le préciser : il s’agit d’une intuition et les éléments me manquent pour l’affirmer nettement. Mais au stade de ce que l’on sait, on peut se poser légitimement la question. C’est ce que j’espère approfondiront les experts. L’enquête historique poussée, très précieuse, fournissant à l’enquête théologique les éléments pour décrire la gnose Dehau-Philippe-Vanier qui est devenue au fil du temps un véritable cancer dans l’Église.
Car ces illuminés ne se contentaient pas de vivre leurs secrets entre initiés. Il leur fallait faire de l’apostolat. Et c’est l’affaire de l’Eau Vive de 1948 à 1956. La fondation Félix Dehau (dans la famille Philippe, donnez-moi le grand-père) achète à côté du Saulchoir une grande propriété destinée à former les élites de l’avenir. Le bottin mondain de l’époque se penche sur sa création. Maritain se fait prendre et s’y réinstalle jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il lui faut se retirer de cette pétaudière « mystique » dans laquelle il est tombé. On a les commentaires savoureux de Jean-Marie Paupert (1927-2010) qui y résida plusieurs années dans son livre de 1966 « Peut-on être chrétien aujourd’hui ? » : « caravansérail rempli de psychiatres avides de merveilleux » ; « mariolâtrie » ; « mépris cathare de la matière et de la chair… ».
Dans le cerveau de Savant Cosinus de Thomas Philippe, tout se mêle : la psychologie telle qu’il la comprend, la philosophie et la théologie néothomistes, système fermé de pensée s’il en est (pardon à saint Thomas pour ce que ses disciples lui ont fait subir après sa mort), la spiritualité et la mystique. Le « saint » homme est donc mûr pour se prendre pour une nouvelle sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus lors de sa fameuse grâce mystique de 1938 dans la chapelle mariale Mater admirabilis des Dames du Sacré-Cœur à Rome. Le « saint homme » comprend là la nouvelle façon voulue par la Vierge Marie de la toute-petitesse dont il est le prophète.
Il y a, à mon avis, dans cette expression, un quiproquo fondamental. C’est la partie présentable du système des Philippe que va reprendre Jean Vanier et dans lequel il va forcer l’admiration de tous. A juste raison, à condition de ne pas en faire un absolu. J’ai toujours été frappé, dans les milieux de l’Arche, de la façon dont on vous regardait lorsque vous parliez d’un minimum de logique. La réponse consistait dans un regard compatissant qui avait l’air de vous dire : cesse de réfléchir, aime ! Et comment ne pas se reconnaître coupable dans une telle situation ? Sauf que c’est le système fondamental de l’arnaque. Pendant que vous vous relâchez sur l’exigence logique de votre raison, on vous roule tout bonnement.
Il semble bien, de mon point de vue en tout cas, qu’il y a unité de l’ensemble. La pièce a deux côtés mais il s’agit d’une seule pièce. Pour l’endroit qui est présenté, on s’occupe admirablement des tout-petits en les aimant et en vivant avec eux. Pour l’envers, auquel n’ont accès que les « élu(e)s », on entre dans les arrhes du Paradis qui sont versées à ceux qui en sont dignes. Et là le discours des Philippe et consorts est bien rôdé : « N’ayez crainte, mon enfant, nous ne forniquons pas comme des esprits grossiers et matérialistes pourraient le penser ; nous vivons par anticipation les grâces du Ciel où les bas organes de la terre seront sacrés ! » Connaissez-vous sur terre meilleurs bonimenteurs ? La technique de séduction des enfants de Marie est totalement au point. Elle mériterait l’admiration du syndicat des maquereaux réunis.
Dans tout ce fatras qui vient de s’effondrer sous nos yeux, qu’y avait-il de bon ? Bien malin qui pourrait le dire aujourd’hui. Il y en a, à l’évidence. S’agit-il de délire mental, de système d’une hypocrisie rare, de choses bonnes au départ qui ont dérivé en cours de route, et pour quelles raisons ? Ces questions et bien d’autres méritent d’être posées car le jeu des sept familles continue d’être utilisé, en particulier dans nombre de communautés dites nouvelles qui ont repris ces vieilles ficelles à leur compte. La filiation doit être établie. Sans oublier le fait que les condamnations du Saint-Office n’ont pas été mises en application par les autorités diocésaines et religieuses et ont permis de rejouer l’affaire de l’Eau Vive à l’Arche.
Ce combat des tenants d’un thomisme baroque, romain et intransigeant, comme le dit si bien Antoine Mourges, contre un thomisme ouvert des penseurs Chenu et Congar et du Concile Vatican II, n’aura pas seulement détruit le dynamisme créatif de l’Église de France au XXe siècle mais marque encore toute l’Église en particulier dans l’opposition à la Réforme du Pape François. Il suffit de se rappeler que Jean-Paul II a fait son doctorat avec l’un de ses plus féroces tenants, condisciple et ami de Dehau, Réginald Garrigou-Lagrange.
Mettre à jour les bases historiques et théologiques de l’affaire Dehau-Philippe-Vanier contribuera à assainir les motivations des œuvres caritatives paternalistes, celles du traditionalisme soutanier et des nonnes et moinillons encapuchonnés, sans omettre celles des tenants de l’évangélisation par la transe qui occupent actuellement le panorama de l’Église de France. On ne peut que souhaiter beaucoup d’allant et de cœur à l’ouvrage aux experts qui vont devoir s’atteler à une tâche aussi ingrate mais qui sera hautement salutaire : faire le diagnostic de ce cancer de l’Église, le guérir et en éviter la réduplication.
Père Pierre Vignon