Comment des œuvres apparemment bonnes peuvent induire en erreur ?
Le cas de la Légion du Christ
Cette conférence a été présentée lors du congrès annuel de l’ICSA à Montréal, qui s’est tenue du 5 au 7 juillet 2012. Cette conférence introduisait d’autres interventions, dont celle de Peter Kingsland et celle de Paul Lennon.
Le champ des études sur le sectarisme contient de nombreux cas de communautés dont les actions louables nous inclinent à penser que ces communautés peuvent être bonnes. A l’inverse, les actions déplorables d’autres communautés nous conduisent à porter un jugement négatif sur celles-ci. Mais contrairement à l’adage biblique bien connu qui a donné son titre à cette session, le problème est souvent plus complexe et nuancé qu’il n’y paraît. On ne peut pas nécessairement juger une communauté à ses fruits apparents, surtout quand on ne connait pas tous les fruits. Nous avons décidé de porter notre attention, lors de cette session, sur le cas d’un mouvement catholique qui a réussi à tromper les autorités de l’Eglise pendant de nombreuses années, jusqu’à ce que son fondateur tombe en disgrâce et soit relevé de ses fonctions par le pape Benoît XVI. Je fais référence à la communauté des Légionnaires du Christ, une congrégation de l’Eglise Catholique Romaine, ainsi que le Regnum Christi, son organisation de laïcs et de soeurs consacrées. Paul Lennon et Peter Kingsland apportent leurs éclairages à propos des « fruits » de ces organisations, à travers leurs différents points de vue.
Mais permettez-moi de rappeler tout d’abord quelques éléments du décor. L’ICSA a commencé à s’intéresser à la Légion du Christ en 2003, lorsque le psychiatre mexicain Cesar Mascarenas est venu faire une intervention lors du Congrès de Californie. La Légion a entendu parler de cette conférence, et j’ai été alors approché par un certain nombre de personnes inquiets de nous voir traiter de la Légion du Christ dans un congrès sur les « sectes ».
Après quoi, nous avons organisé une autre session d’études sur la Légion du Christ, lors de notre congrès d’automne, dans le Connecticut, la même année. Nous avons invité plusieurs conférenciers, dont le père James Le Bar, Paul Lennon et Juan José Vaca, l’un des premiers ancien légionnaire qui a accusé le fondateur d’abus sexuels. Nous avons également proposé à la Légion d’envoyer quelques représentants pour défendre leur version des faits. La communauté m’a alors invité à leur rendre visite, dans leur séminaire basé dans le Connecticut, juste avant la conférence ; ce que j’ai fait, en compagnie du père Le Bar. Ce qui est intéressant, c’est que la congrégation a effectivement envoyé quelques représentants au congrès d’automne, mais bizarrement ils ne sont pas venu pour participer à la session, mais pour seulement pour obtenir quelques discussions privées.
Mon introduction à cette session de 2003 a été publiée dans la newsletter électronique de l’ICSA. En 2006, j’ai ajouté quelques mises à jour. Vous pouvez trouver ce document ici
Nous avons également publié, dans le même dossier, l’article de Paul Lennon intitulé « Raisons d’inquiétude à l’égard du phénomène d’emprise dans la Légion du Christ, à travers ses Règles, ses Normes et les témoignages d’anciens membres ». Cet article est disponible ici.
La session d’aujourd’hui a été suscitée par une discussion intéressante qui s’est faite par email et qui a commencé par une question de Paul Lennon à une collègue à propos de l’opinion de Massimo Introvigne sur la question de la chute du père Maciel, le fondateur de la Légion du Christ et du Regnum Christi. Massimo Introvigne dirige un organisme de vigilance sur les dérives sectaires, en Italie, le CESNUR. Certains l’accusent d’être un « défenseur des sectes » ; cependant, il a bien aimablement invité des experts de l’ICSA, moi inclus, à s’exprimer sur les dégâts provoqués par les sectes, lors de différents congrès de son association. Il est parfaitement conscient du fait que certaines communautés font parfois beaucoup de mal à leurs membres. Cependant, son inquiétude pour le respect de la liberté religieuse et ses réserves sur la réalité du « lavage de cerveau » l’ont conduit à défendre des positions opposées à celles de la plupart des gens qui suivent les congrès de l’ICSA. Il devait participer à cette session, mais d’autres impératifs l’ont empêché de venir.
Dans cette conversation, voici ce que Massimo disait :
Le principe selon lequel le fait d’avoir de bons fruits est un signe qui prouve que l’arbre est bon était tellement répandu à l’époque que la plupart des gens dans l’Eglise n’ont tout simplement pas cru aux accusations contre le père Maciel, jusqu’à la fin du pontificat de Jean-Paul II. Je faisais partie de cette majorité de catholiques, et bien sûr, je me suis trompé. Comme le bienheureux Jean-Paul II, d’ailleurs, et la plupart des cardinaux. La pape actuel, Benoît XVI, quant à lui, s’est montré dès le début de son pontificat plus enclin à croire à la véracité des accusations contre Maciel. Mais il n’a jamais remis en cause les bonnes œuvres de la Légion du Christ et, jusqu’à ce jour, continue à faire la distinction entre les « activités criminelles » du père Maciel et les bonnes œuvres réalisées par la majorité des Légionnaires et des membres du Regnum Christi.
Plus loin, il a ajouté ceci :
Le message de Paul Lennon confirme que la plupart des religieux, dans la Légion, n’avait aucune idée de ce que faisait Maciel. C’était aussi vrai pour la plupart des gens EXTERIEURS à la Légion, qui ne connaissaient pas Maciel, mais qui connaissaient les bonnes œuvres des légionnaires.
Dans ce message, Massimo fait référence à quelque chose que j’ai également noté : à savoir que certaines personnes désapprouvant la théologie très traditionnelle du père Maciel suggéraient que des aspects de sa théologie était erronés parce qu’il était pervers. Il y a là un sophisme qui consiste à utiliser la figure du père Maciel comme d’un marteau, afin de réfuter ses contradicteurs théologiques. Mais en fait, cela ne conduit qu’à obscurcir un peu plus le débat central sur les dégâts.
Massimo nous a ensuite expliqué pourquoi des personnes bien intentionnées ont pu avoir des opinions très différentes sur le sujet. Il a ajouté que le livre « Vows of silence » de Gerald Renner et de Jason Berry, qui a été sans doute le premier à reconstituer la véritable histoire de Maciel, contenait tellement d’erreurs sur l’histoire de l’Eglise et sur le droit canonique qu’il aurait en fait « persuadé plusieurs personnes au Vatican que les accusateurs de Maciel, étant dans l’erreur sur d’autres sujets, étaient probablement dans l’erreur sur cette question là ». La plupart des polarisations dans le champ d’études sur le sectarisme est générée par ce genre de pensée, à savoir la tendance à réfuter d’emblée certains arguments, même si ces derniers sont formulés par des personnes qui jouissent d’une bonne réputation, parce qu’on pense qu’ils se trompent sur telle ou telle chose. Le sophisme étant : « S’ils se trompent sur ces choses là, alors tout le reste doit être faux ».
C’est ainsi que des membres du Mouvement Anti-Secte (Anticult movement) qualifient de « pro-sectes » toute personne qui voudrait critiquer les rapports sur les dégâts commis par des sectes. C’est pourquoi les soi-disant « pro-sectes » réfutent les critiques dont on les affublent en dénonçant les erreurs de jugements des « anti-sectes » sur telle ou telle communauté. Cette attitude d’accusation mutuelle induit une polarisation qui favorise la multiplication des inexactitudes des deux côtés. Dans son allocution présidentielle de 1995 à la Société d’étude scientifique sur la religion (Society for the Scientific Study of Religion, dite SSSR), Eileen Barker faisait ce reproche à ses collègues :
Si nous voulons être honnêtes et que nous acceptons l’auto-critique, nous devons admettre que plusieurs d’entre nous ont réagi trop fortement contre les prises de positions de l’Association Anti-Secte en prenant, sans doute de façon inconsciente, des positions radicalement inverses. Ayant été offensés par certaines pratiques comme la « déprogrammation » ou la « médicalisation des croyances », qui se sont avérées être des violations flagrantes des Droits de l’homme, certains sociologues ont préféré ne pas dévoiler certaines informations, parce qu’ils savaient que ces informations seraient ensuite réutilisées, probablement hors contexte, afin de justifier de telles pratiques. La situation quelque peu paradoxale, c’est que plus nous voyons les Nouveaux Mouvements Religieux accusés de plein de mauvaises choses, moins nous sommes enclins à publier les vrais « mauvaises » choses sur les mouvements. (Barker, 1995, p. 305)
Avec une telle remarque, il n’est pas surprenant que le Dr Barker se soit rapprochée de l’ICSA dans les années 1990 et qu’elle ait établi un dialogue avec nous, qui a d’ailleurs été très productif.
Ce que la remarque du Dr Barker à la SSSR ainsi que la discussion par email avec Massimo Introvigne permet de souligner, c’est le fait que la plupart des généralisations au sujet de comportements humains, comme « à leurs fruits vous les reconnaitrez », sont des jugements probables et non absolus. Dans cette même discussion, j’ai fait le commentaire suivant :
Etant donné que le rapport « arbre-fruits », comme le rapport « adepte-dégâts », n’est qu’une probabilité qui peut varier considérablement d’une situation à une autre, il me semble que les autorités de l’Eglise peuvent être accusées, comme d’ailleurs certains experts du phénomène sectaire, pour s’être appuyées sur le rapport « arbre-fruits » comme si c’était une loi absolue. Même si Massimo Introvigne et le pape Benoît XVI ont raison de croire que « les fruits sont, d’une façon générale, excellents », nous pouvons encore accuser les responsables de l’Eglise pour avoir pris le temps d’examiner avec attention ce qu’ils pensaient être trop peu probable. Et nous pouvons en particulier reprocher aux responsables de la Légion (et pas seulement Maciel) pour la perversité de leurs attaques contre ceux qui osaient critiquer Maciel… Un épicier a le droit de ne pas s’inquiéter s’il découvre que quelques œufs sur plusieurs centaines de caisses ont été cassés. Mais des chrétiens (comme toute personne qui prétend être du côté de ceux qui défendent la cause de l’humanité) devraient s’inquiéter pour une seule poignée d’âmes détruites. La douleur d’une personne n’est pas effacée par la joie de cent autres.
Pour conclure, j’aimerais faire un commentaire à propos de la distinction entre les « bonnes œuvres », les « bonnes actions » et les « bons fruits ». Une distinction à laquelle je n’avais pas pensée lors de notre discussion. Bien que je ne sois certainement pas le plus qualifié pour m’exprimer sur la juste interprétation théologique de ce verset de la Bible relatifs aux bons fruits, il semble assez clair, au profane que je suis, que les fruits ne doivent pas être jugés moralement, sans référence à l’arbre qui les a produit. En d’autres termes, les fins ne doivent pas être évaluées moralement sans considérer les moyens utilisés pour les obtenir, ni le contexte dans lequel ils sont apparus.
On peut, bien sûr, penser à tort qu’un arbre particulier est bon et que les fruits qui semblent avoir été produits par cet arbre sont bons. Cependant, si on apprend qu’un arbre n’est pas bon, même au sens imparfait selon lequel toutes les « bonnes » personnes sont bonnes, si on apprend que l’arbre est en fait pourri à sa base, alors on doit arrêter d’interpréter les choses positives comme autant de bons fruits produits par cet arbre. On doit, au contraire, chercher d’autres explications pour les bonnes choses que nous avons associées formellement à l’arbre, dont nous savons à présent qu’il est très mauvais.
L’arbre de la Légion était pourri dès sa conception. Aucun élagage ne suffira pour éliminer le poison de la graine (Marcial Maciel) de laquelle a germé la Légion et le Regnum Christi.
Je me permets donc humblement de suggérer au pape Benoît XVI qu’il conçoive que le devoir premier de l’Eglise dans cette affaire, c’est de protéger le bien de membres de la Légion et du Regnum Christi avant de vouloir sauver une organisation fondée et corrompue par un homme dont les actions ont été qualifiées de « criminelles » par lui-même. Les bons fruits que l’on nous montre et dont on nous dit qu’ils ont été produits par la générosité et la piété de tant de personnes qui aspirent à la sainteté, ont sans doute été obtenus malgré la Légion, et non pas grâce à elle.
Dissolvez la congrégation, même si tous les biens accumulés par cette communauté plaident pour le contraire, ou au moins exigez qu’elle change de nom. Et puis surtout : remplacez toute la haute hiérarchie supérieure, ainsi qu’une partie de la hiérarchie moyenne, parce que celles-ci ont fonctionné pendant des années dans l’atmosphère de tromperie, de contrôle et d’abus créé par le père Maciel. On ne s’adapte pas à un tel système sans intérioriser les attitudes et les habitudes de pensée qui soutiennent le système. L’identité déviante ne disparaît pas simplement lorsque le chef s’en va.
Les membres de base de ces organisations ont du également s’adapter au système, et, comme les chefs, ils n’ont pas subitement retrouvé leurs identités propres lorsqu’ils ont découvert la chute de leur fondateur. La tendance humaine à rationaliser peut permettre de préserver certaines influences d’une façon qui n’est pas toujours apparente. Les responsables de l’Eglise, qui ont l’habitude d’être gentils et doux, peuvent ressentir une certaine appréhension à l’idée de s’opposer aux membres de la Légion. Mais je crois qu’une telle attitude serait une grossière erreur.
La dissonance cognitive, la confusion et le sentiment de trahison que ressentent aujourd’hui les membres de la Légion et du Regnum Christi exigent un accompagnement individuel, et de préférence avec des professionnels formés à ce genre de transition. La résilience des anciens membres qui sont venus à l’ICSA pour chercher de l’aide semble indiquer que les membres de la Légion du Christ et du Regnum Christi sont probablement plus résistants que les autorités ne l’imaginent.
À mon avis, l’Église devrait affirmer sa propre intégrité en offrant toutes les ressources pastorales et psychologiques nécessaires afin d’aider les bonnes personnes qui se trouvent dans la Légion et dasn le Regnum Christi à voir plus clairement que l’Église les accueille, que l’Église peut trouver de la place pour elles, et surtout que leur désir de faire du bien et d’être bons ne dépend pas d’une congrégation pervertie par des décennies de tromperie. Les "bons fruits" des membres de la Légion et du Regnum Christi ne vont pas se flétrir lorsque ces personnes seront séparées du système corrompu qui a profité de leurs nobles aspirations spirituelles.
Source
Barker, E. (1995). The scientific study of religion ? You must be joking ! (presidential address to the Society for the Scientific Study of Religion). Journal for the Scientific Study of Religion, 34(3), 287-310.