Le père Jacques Trouslard et les sectes. Interview.

Vendredi 26 avril 2013 — Dernier ajout lundi 29 avril 2013

Le père Jacques Trouslard, qui nous a quitté en 2011, était une figure de la lutte contre les dérives sectaires de toutes sortes, y compris à l’intérieur de son Eglise. Dans cette interview, il revient sur cette seconde carrière, au service des victimes de la manipulation mentale.

Guy Rouquet. Le 13 avril 2002, à l’Hôtel de ville de Soissons, Alain Vivien vous a remis la Légion d’honneur au titre du Premier ministre, en reconnaissance d’une vie de combat pour les droits de l’homme. Hommage était rendu ainsi à votre esprit de « résistant ». Résistant contre la barbarie et l’occupation durant la deuxième guerre mondiale alors que vous vous apprêtiez à entrer dans l’âge adulte, résistant contre les oppressions de toute nature depuis votre ordination en 1948, résistant contre les « comportements des sectes ». Vous auriez pu refuser cette distinction. Pourquoi l’avez-vous acceptée ? Ce que je sais de vous m’incline à penser que ce n’est ni par coquetterie ni par orgueil.

Jacques Trouslard. Après longue hésitation et réflexion, j’ai fini par accepter cette distinction parce que l’on m’a persuadé qu’elle manifestait une double reconnaissance de la République Française : la reconnaissance par la République d’un fléau social qui menace notre société : les Sectes, et la Reconnaissance de la République, non pas envers une action individuelle mais envers une action collective, celle de toutes celles et tous ceux qui ont mené ou mènent un long et juste combat contre les sectes qui bafouent et violent les Droits de l’Homme. C’était la reconnaissance de la République à l’égard des victimes des sectes, des ex-adeptes, des familles, des associations nationales de défense des familles et de l’individu qui luttent contre les manipulations mentales, des nombreux et divers professionnels, en tous domaines, qui se sont attachés à démonter et démontrer les mécanismes pervers des sectes, de la Fédération Européenne des Centres de Recherche et d’Information sur le Sectarisme (FECRIS), des principaux départements ministériels, de la Mission interministérielle de lutte contre les sectes, des travaux des parlementaires, et en particulier du vote de la loi du 12 juin 2001 « tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux Droits de l’Homme », etc. C’est en vérité à toutes ces personnes et associations - je n’étais que le maillon faible - qu’était décernée cette Croix de la Légion d’Honneur.

Guy Rouquet. Votre première secte, c’est celle de Saint-Erme que dirigeait un prêtre égaré. Pouvez-vous rappeler cet épisode ? En quoi a-t-il été déterminant dans votre engagement contre les sectes et la manipulation mentale ? C’est avec lui que vous avez fait vos classes en quelque sorte. Qu’avez-vous appris alors de significatif qui vous a amené à considérer que Saint-Erme n’était pas une secte isolée, que derrière cet arbre se cachait une immense forêt ?

Jacques Trouslard. En effet, c’est le 16 janvier 1982 que l’évêque de Soissons, Mgr Bannwarth, - j’étais son Vicaire Général -, me chargea de répondre à une mère de famille qui demandait des renseignements sur une « secte » dont le siège social se trouvait dans un petit village du département de l’Aisne, à Saint-Erme. Nous ignorions totalement l’existence et la nature de ce groupe. Je dois avouer que jusque là j’ignorais volontairement le problème des sectes, commettant la regrettable confusion, si actuelle encore, qui consiste à assimiler « secte » et « religion ». Je pris donc mon bâton de pèlerin et entrepris une vaste enquête, visitant deux cent cinquante familles en France et en Belgique. Et là, à partir de faits précis, multiples, collectifs, répétitifs et coercitifs, je fis la consternante découverte de ce qu’est une secte, de ce qu’est la manipulation mentale pratiquée dans une secte et de ses ravages : destruction de la personne sur un plan physique et psychique en la privant de ses facultés de réflexion et de décision ; destruction de la famille, séparation, divorces ; destruction de la société, par une double stratégie d’infiltration ou de rupture sociale, - une véritable escroquerie intellectuelle, morale et financière. Mais, malgré les preuves incontournables que j’avais accumulées, je me heurtais à un véritable mystère en découvrant que, sur trois cent cinquante membres, cette secte comprenait, entre autres, soixante-douze médecins et une vingtaine de professeurs d’université. Comment était-il possible que des adultes d’un tel niveau culturel, humanitaire, social et religieux, entrés dans ce groupe en étant remplis d’idéal et de foi, comment était-il possible que ces personnes aient pu se laisser piéger à ce point ? J’ai eu la chance d’obtenir la réponse à ma question en rencontrant une vingtaine d’ex-adeptes qui m’expliquèrent parfaitement le mécanisme de la manipulation mentale dont ils avaient été les victimes, à savoir une manipulation mentale utilisant, à des fins perverses d’endoctrinement et d’embrigadement, une triple technique : cognitive, comportementale et affective. Un processus qui fonctionne en trois temps : séduction, destruction et reconstruction, et qui s’articule sur trois piliers : un gourou, un message, un groupe. La même année, j’étais contacté pour une deuxième secte, puis peu après, pour une troisième. Découvrant l’extension du phénomène sectaire et le silence qui le recouvrait, je démissionnai de ma fonction de Vicaire Général pour consacrer mes dernières énergies à lutter contre ce fléau social.

Guy Rouquet. Précisons tout de suite ceci. Votre engagement contre les sectes est apolitique et aconfessionnel. Vos amis comme vos adversaires le savent bien. Ils sont de tous horizons. Les uns croient au ciel, les autres n’y croient pas, certains ne se posent même pas la question. Pourquoi avez-vous pris cette position ?

Jacques Trouslard. Dès le départ, j’ai eu conscience qu’il fallait, pour agir efficacement, éviter toute confusion entre secte et religion, et se situer sur un plan uniquement aconfessionnel et apolitique, à savoir uniquement la défense des Droits de l’Homme, et intervenir dans des instances civiles : création d’une association civile (loi 1901), prestations dans les médias et la presse écrite, comparution devant les tribunaux civils (Tribunal correctionnel de Grande Instance et Cour d’Appel de Paris). Il aurait été trop facile pour ce groupe qui avait quitté l’Eglise de dénoncer de ma part des motifs de revanche ou de vengeance, ou le souci du bon pasteur qui veut ramener au bercail les brebis égarées, et de pouvoir ainsi m’attaquer sur le plan de la discrimination, de l’atteinte aux libertés fondamentales : liberté de croyance, liberté de conscience, liberté d’association. Là, au moins, ce fut clair et net : les faits incriminés relevaient du Code civil ou du Code pénal.

Guy Rouquet. Vous aimez à dire que vous êtes « un électron libre ». Et force est de reconnaître que cet électron est à la fois joyeux, dynamique et perturbateur. Déterminé aussi et sans complaisance à l’égard de ceux qui s’appliquent à manipuler les esprits, à les asservir, à les instrumentaliser, y compris au sein de l’Eglise dont vous faites partie. Pour aller vite et lever toute équivoque, disons que vous dénoncez aussi bien la Scientologie que l’Opus Dei. Dès lors, Psychothérapie Vigilance ne pouvait pas ne pas vous rencontrer… Comment votre engagement contre les sectes, de quelque nature qu’elles soient, est-il perçu par l’Eglise ? Certains évêques ne considèrent-ils pas que vous allez trop loin en émettant des réserves sur des mouvements charismatiques comme des organisations hiérarchisées jouissant d’appuis au plus niveau. En faisant savoir que les tribunaux ecclésiastiques ont davantage tendance à enliser les affaires impliquant les religieux défaillants qu’à les traiter en toute clarté, dans le respect des victimes. En n’hésitant pas à témoigner au besoin devant de juges de la société civile contre des prêtres coupables d’actes délictueux ?

Jacques Trouslard. Pour vous rassurer sur ma situation ecclésiale, je peux vous préciser que je ne suis absolument pas en marge de mon Eglise, qui est l’Eglise catholique. Je suis toujours prêtre « incardiné » au diocèse de Soissons, jouissant d’une nomination canonique et d’une mission officielle de « Délégué diocésain à la Documentation sur les Sectes ».(cf. annuaire diocésain). Certes, à la suite de la publication du livre de Massimo Introvigne « Pour en finir avec les Sectes », certaines sectes ont affirmé devant les tribunaux français, que j’agissais sans mission, « sans mandat de l’Eglise » (p.328), m’étant autoproclamé « l’un des spécialistes au sein de l’Eglise de France au même titre que le groupe « Pastorale et sectes », animé par le Père Vernette ». (p.18). La position de l’Eglise à mon égard a été manifestée clairement par l’Episcopat français à l’occasion du procès de la Scientologie à Lyon, le 4 octobre 1996. J’étais cité à comparaître devant le tribunal correctionnel de Grande Instance de Lyon, comme témoin de la partie civile, alors que M. Introvigne, accompagné des plus grands sociologues des religions, venus des Etats-Unis, du Canada, de Belgique, d’Italie, participait, comme témoin de la défense, cité par la Scientologie. La Conférence des Evêques de France a tenu à adresser au Président du Tribunal, la déclaration suivante : « Monsieur l’abbé Jacques Trouslard, sans être le délégué de l’Episcopat français pour les questions concernant les sectes, est cependant reconnu pour sa compétence en la matière. A la demande de la Conférence des Evêques de France, il a été chargé d’instruire les dossiers concernant les sectes de Saint-Erme en 1982, I.V.I. en 1987, ainsi qu’Avenir de la Culture - Tradition-Famille et Propriété en 1989 ». Sachant qu’à ce procès, M. Introvigne ferait état de ses liens avec le Vatican, de sa qualité de professeur dans une Université Pontificale qui n’en a pas le titre, j’ai produit au président du tribunal la lettre que Mgr Fitzgerald, au nom du Vatican, m’avait adressée le 27 septembre 1996, stipulant que M. Introvigne « n’a aucun lien institutionnel avec la Curie Romaine et ne peut se valoir de l’autorité de l’Eglise catholique ». Donc, je ne suis pas excommunié. Mieux l’épiscopat français et le Vatican ont pris ma défense.

Guy Rouquet. Pour le commun des mortels , il y a peut-être là un paradoxe. Comment peut-on être « libre » au sein d’une institution reconnue où « l’appareil » veille jalousement sur ses prérogatives ? En d’autres termes, de quelle marge de manœuvre disposez-vous ? Est-elle entière ? N’êtes-vous pas conduit parfois à limiter votre champ d’intervention en estimant que votre action risque de porter atteinte à l’image de marque d’une structure et d’une assemblée auxquelles vous avez choisi de consacrer toute votre vie ?

Jacques Trouslard. En toute honnêteté, je peux affirmer que, depuis exactement vingt ans, j’ai toujours été totalement libre de conduire mon action comme me le dictait ma conscience. L’engagement que j’avais pris de me situer sur un plan aconfessionnel m’obligeait à dénoncer les dérives sectaires de n’importe quel groupe, quels que soient ses croyances, ses appartenances, ses idéologies, son Eglise. C’est ainsi que j’ai été amené à dénoncer des sectes qui se prétendaient indûment des religions, de même que des groupes qui se présentaient indûment comme catholiques, que j’ai appelés pseudo-catholiques, et également des groupes reconnus par l’Eglise catholique ou qui jouissaient de sa faveur et de ses appuis. Ma critique ne portait que sur des comportements déviants dont je pouvais fournir la preuve. A titre d’exemple, j’ai même rédigé, en juillet 2000, un dossier intitulé « Un devoir de repentance ? » dans lequel je cite les noms, les déclarations et les attestations de vingt évêques qui avaient soutenu l’Office Culturel de Cluny (O.C.C.). J’ai adressé ce dossier à ces évêques et je n’ai été l’objet d’aucune condamnation. Mieux, Mgr Matagrin, qui avait été un de leur meilleur protecteur, écrivait, le 14 janvier 2001 : « J’ai soutenu les activités de l’O.C.C. … Je n’ai pas traité l’O.C.C. de SECTE, avant d’en avoir la preuve, ce qui est le cas depuis trois ans ». Des informations mensongères contre moi ont été propagées par tel groupe ou tel grand hebdomadaire : « Trouslard Jacques (Père), abbé vicaire de Soissons, prêtre qui s’est spécialisé dans la lutte contre les sectes et notamment a réuni de nombreux témoignages de parents contre l’Opus Dei, fait silence actuellement après avoir eu de gros ennuis avec sa hiérarchie » (octobre 1996). « L’abbé Trouslard a pris sa retraite. En a-t-il trop dit ? Possible. Aujourd’hui, il se tait. Et ne veut plus apparaître. A-t-on fait pression sur lui ? » (Juillet 1994) Ces calomnies sont facilement démenties par les faits : réunions, conférences, articles de presse, en France comme en Belgique. Le plus sérieux démenti que je puisse fournir est la conférence de presse sur l’Opus Dei que j’ai organisée à Paris, au Press Club de France, Salon Albert Londres, 11 avenue d’Iéna, le 13 février 1995, au cours de laquelle un dossier de presse de 52 pages a été remis à la centaine de participants. Je n’ai jamais estimé que mon action pouvait porter atteinte à l’image de marque de mon Eglise. Bien au contraire, puisqu’elle était conforme au message évangélique que l’Eglise ne cesse de rappeler : « Qui blesse l’homme blesse Dieu ».

« Nous devons rendre au peuple le service de la vérité. Nous devons démasquer les injustices. Nous risquons d’être mal compris, mais nous ne devons pas nous taire » (Jean Paul II)

« Le combat pour la justice est une dimension constitutive de la prédication de l’Evangile » (Synode sur la Justice dans le monde)

« Plus que jamais l’Eglise entend condamner les abus, les injustices, les atteintes à la liberté, où que ce soit et quelques soient leurs auteurs » (Cardinal Ratzinger)

« Ce n’est pas la répression des méchants qui fait mal, c’est le silence des bons » (Martin Luther King)

« Quand la prudence est partout, le courage est nulle part » (Cardinal Mercier)

« Il y a des timidités qui sont des trahisons » (Cardinal Saliège)

« Nous ne devons pas nous taire » (Saint Augustin)

Vous me demandez de quelle marge de manœuvre je dispose, « est-elle entière ? ». Je vous réponds : entière, absolument entière.

Guy Rouquet. Pouvez rappeler en quelques mots les raisons qui vous font vous dresser contre l’Opus Dei, vous qui auriez pu et dû écrire « Journal d’un curé de campagne anti-secte » ? N’est-ce pas un combat d’arrière-garde ? Rappelons pour la petite histoire qu’en 1992, la béatification de Balaguer, fondateur de l’Opus Dei, vous avait rendu béat, et que sa canonisation, en 2002, « faire de Balaguer un saint, vous trouviez cela malsain ?

Jacques Trouslard. A partir des enquêtes que j’ai effectuées en France, en Espagne, en Belgique, en Suisse, aux États-Unis, en Italie, etc., j’ai découvert les dérives sectaires de l’Opus Dei :

  • Engagement de mineurs à l’insu des parents
  • Atteinte à la liberté : endoctrinement, enfermement
  • Rupture avec la famille
  • Prosélytisme exacerbé
  • Faux laïcs
  • Cléricalisme
  • Exagération de la place du travail
  • Finances
  • Infiltration
  • Culte du Maître

La déclaration du Cardinal Hume, archevêque de Westminster, du 12 décembre 1981, confirmait le résultat de cette enquête :

    1. Aucune personne âgée de moins de 18 ans ne doit être autorisée à prononcer des vœux ou à prendre des engagements à long terme, en relation avec l’Opus Dei.
    2. Il est essentiel que les jeunes qui désirent entrer dans l’Opus Dei s’en ouvrent à leurs parents ou à leurs tuteurs légaux. Si, par exception, il existe des raisons fondées pour que l’on n’entre pas en contact avec leurs familles, ces raisons doivent, dans tous les cas, être débattues avec l’évêque local ou son délégué.
    3. S’il est admis que ceux qui adhèrent à l’Opus Dei prennent les devoirs et responsabilités propres aux membres, il faut bien veiller à respecter la liberté de l’individu ; tout d’abord la liberté pour l’individu d’adhérer à l’organisation ou de la quitter sans que s’exerce une pression indue ; la liberté pour l’individu, à chaque étape que ce soit, de choisir son propre directeur spirituel, que ce directeur soit ou non membre de l’Opus Dei.
    4. Les initiatives et les activités de l’Opus Dei dans le diocèse de Westminster doivent porter la claire indication qu’elles sont patronnées et dirigées par lui. Courageusement, une ex-numéraire de l’Opus Dei a récemment porté plainte avec constitution de partie civile pour situation de dépendance économique, conditions de travail abrutissantes, emprise psychique.

Guy Rouquet. A Lyon, en octobre 1996, dans le procès contre la Scientologie, reconnue comme une religion à part entière aux États-Unis, vous avez dit que la secte était « un sida culturel et spirituel », désavouant ainsi sans équivoque Louis-Michel Brolles, prêtre catholique converti à la Scientologie, qui soutenait que « la religion catholique n’est pas incompatible avec la Scientologie ». Comment vous expliquez-vous que des prêtres, en principe bien formés, puissent se positionner de la sorte ?

Jacques Trouslard. Ce cas est le meilleur exemple permettant d’affirmer que personne n’est à l’abri de se faire piéger par une secte. Ma première secte me l’avait suffisamment démontré, comme je l’ai indiqué. Vingt années de lutte contre les sectes n’ont cessé de me le confirmer. On croit trop facilement que la manipulation mentale ne s’exerce que sur des esprits faibles, ignorants, sans formation intellectuelle. On connaît de célèbres polytechniciens adeptes de secte… ! Le Conseil national de l’ordre des médecins en relevant, dans son rapport du 27 septembre 1996, la participation de trois mille médecins à des sectes - « médecins racolés ou médecins racoleurs » -, expliquait fort justement que « les thèmes porteurs d’entrée dans les sectes séduisent (non seulement) des personnalités fragiles, souvent à tendance dépressive, sans esprit rationnel et critique suffisant, mais également, et apparemment de plus en plus, des gens cultivés « en rupture » de certitudes intérieures et de réponses à leurs questionnements ; cela expliquant la diffusion reconnue du phénomène sectaire dans les milieux cultivés, scientifiques, juridiques, médicaux et paramédicaux… ». La Cour d’Appel de Lyon a parfaitement confirmé cette thèse, en relaxant l’abbé Michel Brolles, avec quelques autres scientologues, au motif qu’ils avaient été victimes « de manipulation dans un but d’aliénation du sujet, de procédés frauduleux, de manœuvres frauduleuses, de pressions entrant dans le champ de la contrainte morale… Plusieurs d’entre eux ont fait soutenir qu’imprégnés d’une sincère et profonde croyance scientologique ils n’avaient pu agir de mauvaise foi et qu’en conséquence : L’ELEMENT MORAL DE L’INFRACTION N’ETAIT PAS CARACTERISEE. » (Arrêt de la Cour d’Appel de Lyon, 28 juillet 1997)

Guy Rouquet. Pourquoi est-il si difficile de reconnaître un esprit sous emprise sectaire ? Je pense aux membres du Temple Solaire qui menaient une vie normale et dont l’organisation était considérée par les Renseignements Généraux comme un mouvement inoffensif. On sait ce qu’il en est advenu. La plupart des gens pensent qu’un esprit manipulé se reconnaît à des signes extérieurs et que les adeptes d’une secte vivent retirés du monde, à l’écart, dans une communauté fermée. Ils ignorent que tel ou tel de leurs parents, de leurs amis, de leurs collègues de travail, de leurs voisins, fait partie d’une secte à laquelle ils donnent l’essentiel de leur temps et de leur argent et pour laquelle ils sont prêts à sacrifier leur vie.

Jacques Trouslard. Effectivement c’est une erreur de croire que l’on puisse reconnaître un esprit manipulé à des « signes extérieurs ». De même qu’il est faux de croire que tous les adeptes de sectes vivent dans une communauté fermée. La plupart d’entre eux vivent à l’air libre, et exercent des professions normales. Comme vous le dites, on peut très bien ignorer qu’un parent, un voisin, un collègue de travail appartienne à une secte, parce que la manipulation pratiquée par une secte, est une manipulation spécifique, sectorielle. Elle est spécifique en ce sens qu’elle ne s’applique qu’à un secteur de sa vie, le secteur qui concerne la secte. L’adepte perd obligatoirement tout esprit critique et tout libre arbitre en ce qui concerne les théories et les pratiques de sa secte. Mais le reste de sa vie professionnelle, familiale, peut être ou apparaître normal. La rupture avec son environnement ne se produira que s’il se croit ou se sent attaqué pour son appartenance à la secte.

Guy Rouquet. Je crois que vous récusez le principe de « secte absolue ». En d’autres termes, pour vous, il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises sectes. Il n’y a pas des sectes positives d’un côté, et des sectes négatives de l’autre. Pour vous, toutes les sectes sont de même nature. Les seules différences que l’on puisse trouver en les comparant les unes aux autres sont des différences degré. Cette notion me semble très importante. Pouvez-vous préciser davantage votre pensée sur ce point ?

Jacques Trouslard. Exactement. Je crois que les sectes se ressemblent comme des sœurs jumelles, des fausses jumelles, dizygotes ou bivitellines, si vous le désirez. En ce sens qu’entre elles, il n’y a pas de différence de nature, mais seulement une différence de degré. Pourquoi ? Parce que ce qui caractérise une secte c’est « sa nature coercitive », à savoir la manipulation mentale qui porte gravement atteinte à la dignité et à la liberté de la personne humaine. Bien entendu, certaines sectes peuvent être plus dangereuses les unes que les autres. Mais je me méfie de la classification de secte absolue qui risquerait de faire oublier ou de négliger les petites sectes, dangereuses elles aussi, quoiqu’à un degré différent .

Guy Rouquet. Quelles réflexions vous inspire la formule percutante : « la religion est une secte qui a réussi » ? Quelles différences fondamentales établissez-vous entre la religion et la secte ?

Jacques Trouslard. Vieille formule, fréquemment ressassée, souvent adressée aussi à l’Eglise catholique : « L’Eglise catholique est une secte qui a réussi ». Repérez ceux qui l’emploient ! Elle a été providentiellement utilisée par les sectes. En effet, ce slogan permettait de confondre secte et religion : « Les religions sont des sectes, les sectes sont des religions ! », et de donner aux sectes le temps de devenir des religions. Effectivement le mot « secte » est un mot piégé qui a subi une évolution sémantique, et donc a revêtu, historiquement, deux acceptions totalement différentes : doctrinale et comportementale.

L’acception doctrinale : primitivement, le terme a été employé par les historiens, les théologiens, les sociologues des religions, en référence à « une notion religieuse, à un contenu doctrinal ». On appelait alors « secte » un groupe de personnes professant une même doctrine, ou, à l’inverse, un groupe de personnes faisant dissidence pour une divergence doctrinale. De plus, à la suite du sociologue Max Weber, les sociologues des religions réservaient ce terme aux sectes chrétiennes.

L’acception comportementale, elle, est liée à l’avènement des « nouvelles sectes » depuis une trentaine d’années. On a assisté à un glissement, à une évolution sémantique du terme « secte ». Progressivement, dans le langage courant, les médias, l’opinion publique, ce mot a pris une connotation péjorative et a fini par désigner pratiquement et uniquement les sectes dangereuses, destructrices, en raison de leurs agissements, de leurs comportements. La différence entre secte et religion est fondamentale : la secte est par nature liberticide. Le Tribunal et la Cour d’Appel de Lyon, lors du procès de la Scientologie en 1996, ont parfaitement décrit les principales caractéristiques des sectes : « manipulation mentale, manœuvres frauduleuses, pratiques fallacieuses, procédés frauduleux de contrainte morale utilisés dans un but d’aliénation du sujet… ».

En s’inspirant de ce jugement et de cet arrêt, pourquoi ne pas définir ainsi une secte : « La secte est un « groupe » constitué à l’origine sous la direction, la domination d’un maître à penser, autoproclamé, communément appelé « gourou », qui, par l’emploi de manœuvres frauduleuses, promesses, menaces, abus d’autorité ou de pouvoir, machination ou artifices, utilisation de techniques de conditionnement ou de contrainte morale, provoque chez ses adeptes une situation de faiblesse, de vulnérabilité, de dépendance et de complicité qui leur fait perdre tout esprit critique et tout libre arbitre pour tout ce qui concerne les théories, les méthodes ou les pratiques de la secte. Bref, un groupe qui utilise des procédés répréhensibles dans un but d’aliénation des adeptes et à des fins financières ou commerciales ». Ou s’il fallait suggérer une définition de la secte plus courte : « La secte est un groupe qui affecte l’intégrité physique ou psychique ou la situation économique et sociale du citoyen et constitue une menace pour les droits publics et les droits citoyens ».

Honnêtement, on ne peut pas reconnaître dans ces caractéristiques sectaires attentatoires à la liberté les objectifs premiers d’une religion. C’est là que réside la très grande différence entre une secte et une religion. La foi, l’appartenance à une religion ou à une Eglise, ne peuvent et ne doivent être qu’une adhésion libre et volontaire. A titre d’exemple, on peut citer les normes juridiques, canoniques, extrêmement précises que l’Eglise catholique a fixées dans le Code de Droit canonique, pour que les candidats à la vie religieuse puissent discerner et assumer leur vocation EN TOUTE LIBERTE. C’est ainsi que des dispositifs de sécurité ont été établis pour l’admission dans un ordre religieux : « périodes de probation, postulat, noviciat, de manière à vérifier si le candidat, en plus de l’âge requis, possède les qualités nécessaires : santé, caractère, tempérament, qualités de maturité suffisantes » (Canons 573-730). Certes, des religions peuvent connaître ou connaissent des dérives sectaires. Elles ne sont pas à l’abri des lois, au même titre que les sectes.

Pour conclure : à formule percutante, réponse percutante. Témoin cette devinette : « Quelle différence entre une clé à molettes et un tuyau en caoutchouc. Aucune ! Tous deux sont en caoutchouc, sauf la clé à molettes. » Application : « Quelle différence entre une secte et une religion ? Aucune. Toutes deux sont des religions, sauf les sectes. »

Guy Rouquet. La loi du 12 juin 2001, dite About-Picard, vous semble-t-elle une bonne loi ? (1) Avez-vous le sentiment qu’elle porte atteinte aux libertés religieuses et, de façon plus générale, aux libertés individuelles et citoyennes ?

Jacques Trouslard. Tant de sociologues, de juristes, de magistrats, de théologiens, de parlementaires avaient affirmé qu’il n’était pas nécessaire de légiférer en la matière, puisque notre arsenal législatif était suffisant et qu’il suffisait de l’appliquer, que l’on ne peut que se réjouir qu’ait été votée une loi « tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales ». Cette loi du 12 juin 2001, nous donne deux définitions précieuses de la secte :

  • une définition brève : « Une secte est un groupe qui porte gravement atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales » ;
  • une définition développée : « Une secte est un groupe dans lequel le responsable de fait ou de droit poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer, de maintenir ou d’exploiter la sujétion psychologique ou physique des personnes - qui participent à ces activités - par l’exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer leur jugement pour conduire ces personnes à un acte ou à une abstention qui leur sont gravement préjudiciables ». En aucune façon, cette loi ne porte atteinte aux libertés religieuses ni aux libertés individuelles et citoyennes . Au contraire, elle vient protéger les citoyens contre les masques religieux derrière lesquels se cachent les sectes, pour se parer d’honorabilité et de respectabilité.

HOMMAGE A JACQUES TROUSLARD

Parce qu’elles bafouent et violent les Droits de l’Homme, les sectes constituent un fléau social, une menace majeure pour les droits publics et les droits citoyens qu’il convient de dénoncer et de combattre sans relâche. Jacques Trouslard, qui vient de disparaître, soulignait avec force les dangers qu’elles font courir à la société après avoir découvert, voici trente ans, « l’extension du phénomène et le silence qui le recouvrait ». Observateur attentif, analyste subtil et profond, il n’a eu de cesse de démonter et de démontrer les mécanismes pervers de la manipulation mentale mis en œuvre par les « gourous » pour endoctriner l’individu et l’embrigader dans leur groupe, au milieu d’adeptes placés dans l’incapacité d’exercer leur esprit critique et d’user de leur libre arbitre. Pour Jacques Trouslard, la secte était une entreprise coercitive en mesure de prendre au piège les esprits faibles comme les esprits forts. Il considérait comme une erreur le fait de croire que l’on puisse reconnaître à des « signes extérieurs » un être manipulé, et il rappelait avec insistance, contrairement à l’opinion commune, que la plupart des adeptes de sectes « vivent à l’air libre, et exercent des professions normales », exposant de ce fait la société à un risque d’autant plus grand. Homme de foi, de cœur et de courage, Jacques Trouslard était un « électron libre », dont l’engagement, résolument aconfessionnel et apolitique, se préoccupait avant tout de la dignité et de la liberté des personnes. Répondant à tous les appels, considérant chacun comme unique, il éclairait qui le sollicitait et ne ménageait ni son temps ni sa peine pour résoudre la difficulté dans laquelle se trouvait une victime ou sa famille. Directement ou indirectement, des milliers de particuliers, d’associations et institutions ont bénéficié de ses conseils et de ses services. Déterminés à suivre l’exemple donné, ils lui en sont à jamais reconnaissants.

Guy Rouquet

Le Père Jacques Trouslard (1924-2011) était prêtre dans le diocèse de Soissons. Il a abandonné son poste de Vicaire Général pour se consacrer exclusivement à l’étude et la lutte contre les dérives sectaires. Il est chevalier de la Légion d’honneur et de l’Ordre national du mérite "en reconnaissance d’une vie de combat pour les droits de l’homme".

Guy Rouquet est professeur de lettres. Il préside l’Atelier Imaginaire, association qu’il a fondée en 1981. Il a conçu et réalisé l’ouvrage « Max-Pol Fouchet ou le passeur de rêves », avec le concours de trente artistes et écrivains (Le Castor Astral, 2000). Il fonde Psychothérapie Vigilance en juin 2001 ; il en conçoit le site Internet, qu’il met en ligne au mois de février 2003. www.Psyvig.com

Voir en ligne : Psychothérapie Vigilance

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