Deux années plus tard, au mois de juin 1936, alors que j’avais seize ans, je reçus de Dieu l’invitation à fonder la Congrégation de la Légion du Christ. Je l’ai toujours conçue comme une Congrégation dont les membres devraient être des saints, infatigables pour l’extension du Règne de notre Seigneur Jésus-Christ et pour le salut des âmes.
En même temps que cet appel, je crois avoir également reçu la grâce d’exercer, même au degré héroïque, les vertus théologales de foi, d’espérance et de charité. Et avec ces vertus, les dons de prudence et de force. Ceci n’est pas mon mérite personnel. Je le considère comme une grâce de Dieu pour ma vie et pour la vie de la Légion à la fondation de laquelle il m’a appelé. (LNP 30 juin 1983).
Je vois, Frère, que le Légionnaire ne peut être conçu autrement qu’en lutte constante, d’abord contre lui-même et ensuite en face de toutes les forces infernales qui veulent détruire le Règne de Jésus-Christ. Nous ne sommes pas là pour dormir et nous reposer maintenant et dans les temps à venir, où se joue et se jouera, de manière évidente et décisive, la lutte contre la sainte Église. Le monde ne nous comprend pas, ne soupçonne pas la mission que nous portons en nos mains et nous-mêmes nous n’arrivons pas à le voir en sa totalité, mais pourtant, le jour de triomphe arrivera ; nous devons toujours nous rappeler que ce triomphe est lié à notre réponse et à notre charité. (LNP 24 juin 1949).
Il y a trente six ans j’avais une foi aveugle dans les hommes qui s’associaient à un plan de Dieu aussi clair et aussi précis que celui d’une fondation ; ils captaient d’une façon quasi absolue le sens de la mission ; je m’imaginais qu’ils sauraient apprécier à sa juste valeur ce que signifiait être cofondateurs, c’est-à-dire aider un homme auquel Dieu avait demandé de réaliser une œuvre, en lui donnant une impulsion avec une grande délicatesse de conscience ; pour que, faute d’un cofondateur, on ne s’écarte pas d’un millimètre de la Volonté de Dieu, du plan de Dieu sur cette œuvre. J’avais une idée si remplie d’idéal – je ne peux pas l’appeler autrement – et de foi sur ce sujet, que, les premières années, je croyais que nous allions même pouvoir atteindre l’obéissance par la force de l’amour du Christ notre Seigneur, non seulement pour ce qui était demandé, mais aussi pour ce qu’on voyait, même de loin, être le désir de ceux qui étaient les représentants de Dieu.
Mais, le temps passant, - vous en verrez peut-être le reflet dans mes lettres -, cette conception si simple, si remplie de foi en la bonté de l’homme et en sa capacité de correspondre au plan de Dieu, je ne dis pas qu’elle ait disparu, mais je dirais qu’elle s’est rectifiée. Les hommes, les cofondateurs ont frappé si durement et si cruellement, si froidement sur cette foi, cette simplicité et cette espérance, que je n’ai eu d’autre remède que de donner une nouvelle dimension au concept et de le rapprocher également de ce qu’est l’infidélité, la malice, l’orgueil, la sensualité de la personne humaine. Donc, moi je travaillais en pensant qu’il était presque impossible que nous venions à manquer d’hommes, convaincu comme je l’étais – et comme je le suis – du plan de Dieu, convaincu de son importance et de sa transcendance pour le salut des âmes et l’extension du Règne du Christ pour le bien de l’Église du Christ.
Et je ne pouvais pas m’attendre à autre chose que de les voir tous être partie prenante de cette conviction ; que tous accepteraient la mission d’une façon si radicale et si solide que devant l’épreuve, les tentations, les luttes, ils trouveraient les forces nécessaires pour se dépasser, en vivant et mourant en réponse à l’appel de Dieu, fermes jusqu’à tomber dans la tranchée. Le concept de l’homme s’était ici créé en fonction du concept qu’on a de la mission.
Donc, pour moi, il était presque inconcevable qu’il y ait une déviation, un piège, un dédain du plan de Dieu de la part de certains cofondateurs. Je n’ai pas perdu la foi en l’homme, mais j’ai appris par expérience que, en grande majorité, l’homme est le jouet de ses passions d’orgueil, de sensualité ; orgueil qui veut dire vanité, fierté, indépendance ; passion de sensualité qui signifie paresse, amour du confort, jeu des passions charnelles dans son mental, son corps et son cœur. Je n’aurai jamais pensé que l’homme pouvait être si cruel et, avec une telle cruauté, faire plus attention à lui-même qu’au plan de Dieu. Peut-être, par une expérience de vie très personnelle, me semblait-il que tous ceux qui avaient été appelés par Dieu devaient voir, comme en plein jour, leur vie liée non plus au temporel et au paraître, mais à l’éternel et au transcendant…
Ainsi, avec cette façon innocente de croire, passa le temps des semailles laborieuses, les dures années de la fondation au cours desquelles j’ai essayé de transmettre toutes les expériences de mes méditations, de ma contemplation de la façon de vivre de Dieu ; vie personnelle quant à la souffrance, quant au péché, quant à la grâce, quant à l’apostolat, etc… Et, petit à petit, j’ai compris que les hommes ne comprenaient pas ce que signifiait le plan de Dieu au moment d’une fondation. Je suis resté un peu seul, pas seulement parce que les meilleurs hommes que j’avais moi-même trouvés m’avaient abandonné, mais aussi à cause de la trahison, de la calomnie et de la persécution ; et le pire de tout, je me suis trouvé dans cette espèce d’impuissance à réaliser le plan de Dieu par faute de collaboration de la part des hommes que Dieu avait appelés à réaliser son œuvre avec moi, et qui étaient peu à peu partis.
Les uns pour une raison, les autres pour une autre, tous trouvèrent une justification. J’affrontais alors le plus difficile qu’un fondateur puisse connaître : je suis resté sans hommes auxquels transmettre et réaliser l’Œuvre. Indiscutablement, toutes les autres épreuves qui sont venues de 1956, etc, venaient de l’extérieur et n’étaient rien, une ombre ridicule comparée à la trahison de la vocation, de l’appel de Dieu de la part de ceux qui, de l’intérieur, ont abandonné le plan de Dieu. Et je suis resté avec un groupe d’hommes très fidèles et avec un autre petit groupe d’hommes qui « laissaient passer » et « laisser passer » pendant une fondation, c’est très dur pour le fondateur.
Ainsi nous pouvons clairement discerner ceux qui luttaient bien, avec pleine responsabilité et ceux qui « laissaient passer ». Je ne fais pas référence à ceux qui étaient là, mais à tout l’ensemble de la Légion. On sentait la force de l’homme intégré comme une pièce que vous pouviez bouger tranquillement et sereinement, l’homme de Dieu, l’homme surnaturel, et en même temps on ressentait cette langueur de l’homme que vous devez manier avec le bout des doigts, avec beaucoup de soin, parce qu’il se fâche et que cela le gêne, il faut veiller à ce qu’il ne s’en aille pas, cela ne lui plaît pas, etc… On sent la force et le courage de l’homme qui transmet, qui est bien soudé à la tête et à la fondation, à la spiritualité, à la Règle et aux Constitutions.
Comme on sent cette vie qui bat, qui entraîne, qui vivifie et comme on sent aussi celle de ces hommes qui cherchent comment faire leur volonté, échappant à la volonté de Dieu. Ils n’ont ni conscience ni notion de ce que signifie être cofondateurs. On sent la vie de ces hommes qui veulent être plus et qui entraînent la Légion pour qu’elle soit forte et on sent la vie des hommes qui sont comme du lest, un poids mort qui est là.
Et cela moi je le ressens, en mon être, comme vous, vous sentez les battements de votre cœur quand ils sont rapides ou quand ils sont lents. Moi je le percevais presque physiquement. Je n’avais pas besoin de parler avec les gens pour cela. Je n’avais pas besoin de parler, il me suffisait de les voir agir, penser, pour me rendre compte de quelle ligne ils étaient.
Ainsi, répondant à la question du Père, je crois que ce qui m’a le plus coûté dans ma vie est de voir l’inconscience ou l’esprit superficiel des cofondateurs. Celui qui est conscient de la mission de cofondateur analyse, étudie, vit, vibre à l’unisson de celui qui est en Chine, au Japon ou en Russie, n’importe où. Il porte l’intégrité de la mission, de la Légion. Il n’apporte pas la désintégration de la Légion, mais son intégration. Ce qui coûte le plus (cela m’a coûté alors et me coûte aujourd’hui), c’est de voir, de palper les besoins de l’Église, l’urgence du Règne du Christ.
Et je le disais aujourd’hui au Père Dueñas : comme c’est dommage de voir les choses (problèmes et solutions) si clairement ! et quel dommage de ne pas avoir les hommes pour régler ces problèmes ! Si je ne les voyais pas, je ne souffrirais pas. Mais voir, mesurer leurs conséquences au sujet de l’Église, des âmes et même du bien-être des populations, comme le Mexique ou l’Espagne, etc., et ne pas pouvoir agir, on se sent véritablement découragé. Il y a encore mille autres façons d’aider l’Église à sauver la jeunesse. Mais j’ai besoin d’écrivains, j’ai besoin d’organisateurs. Mettez-vous au travail. Combien allez-vous me faire la surprise ! Parmi ceux qui sont avec nous, beaucoup travaillent bien, mais ils n’y arrivent pas. Si nous avions des gens, des écrivains, des penseurs, des organisateurs, combien de choses pourrions-nous faire dans l’immédiat pour endiguer la vague qui détruit l’Église ! Ne pensez qu’au Mexique (pas toute l’Amérique latine, parce qu’il y aura des projets pour travailler en toute l’Amérique latine) : ce qui m’a le plus coûté à moi, c’est qu’ils ont mis 80% de la radio et de la télévision à la disposition des nôtres ; tant d’heures par semaine pour programmer des discussions, des dialogues, etc., mais je n’ai pas trouvé les personnes. J’en ai quelques-uns de prêts, mais pas avec l’esprit, avec le feu d’un cofondateur, non. Derrière, on s’empare de son psychisme : « je suis nerveux, psychologiquement je ne peux pas », et non, nous ne pouvons pas le forcer.
D’autres qui pourraient monter jusqu’à des postes servant à la gloire de Dieu, pour aider l’Église de là, dans leur cœur, donc ils sont là, mais non, il n’y a pas de docilité pour dire : « bon, nous allons entreprendre, parce que nous sommes une fondation et là ce n’est pas une blague ». Mais cela implique travail, sacrifices, étude, efforts… et non. Que de choses peuvent se réaliser ! Nous n’avons pas de presse. Nous sommes sans moyens de communication. C’est-à-dire, nous n’avons pas d’hommes…
A moi, réellement, c’est ce qui m’a le plus coûté. Faire face et trouver, en face de moi, des hommes égoïstes qui, par paresse, par négligence, par sensualité, par vanité, par orgueil, par personnalisme, mutilent, réduisent et font avorter le plan de Dieu. Moi, devant cette situation, qu’est-ce que je peux faire ? Je prie : Seigneur, je crois en conscience avoir fait tout ce que j’ai pu. Maintenant, toi demande des comptes aux autres sur la part qui leur revient.
L’idée de ce que représente une fondation, une cofondation, une mission, n’a pas germé. Elle n’a pas pénétré. S’il n’y a pas une foi profonde, comment cela pourrait-il se produire ? S’il n’y a pas une foi profonde, comment pourrions-nous sentir ce qu’est le mystère de l’incarnation, de la rédemption, de la mort sur la croix de notre Seigneur Jésus-Christ ? Si nous ne comprenons pas le mystère de sa résurrection, le don de son Église, comment pouvons-nous avoir la foi ? Si nous n’avons pas la foi, nous ne pouvons pas aimer et si nous n’avons pas la force de la foi et de l’amour, comment pouvons-nous bouger ? Nous serons un de plus, une partie de la masse sans impact. Nous ne serons pas la semence féconde qui fait irruption sur la terre et germe même au milieu des pierres.
Et, de l’autre côté, on voit l’œuvre de Dieu qui nous appelle et quelque chose même de plus angoissant encore, les dons de Dieu. Si Dieu ne nous avait pas donné tant de grâces, si nous n’avions pas vu le charisme de son Esprit qui vient, - quand nous nous y prêtons -, et détruit les obstacles pour pénétrer, alors nous serions plus tranquilles. Là où se trouve un homme légionnaire, ou un homme du Règne, avec foi et amour, avec un esprit absolument décidé, Dieu fait des merveilles : dans le domaine personnel et dans le domaine des âmes. Dieu y agit parce qu’on voit qu’il s’y intéresse. Mais Dieu se heurte (comme moi je me heurte) à la liberté et à la générosité des hommes. Accepter cela est, pour moi, ce qui m’a le plus coûté ; comme d’ailleurs, le contraire a été ce qui m’a le plus réconforté : ces âmes qui ont été fidèles et généreuses et, malgré le peu de prix que nous accordons au plan de Dieu, ces âmes sont en train de lutter pour le faire avancer, attendant le jour où la réalisation du plan divin explosera comme une Pentecôte. (Conférence de Nuestro Padre, Rome 2 janvier 1977).