Certains trouveront avec raison que je raconte un peu mon histoire au travers d’une autre histoire et ils n’auront pas tort. Dans son extrême finesse, Marcel Pagnol nous en avait donné l’exemple classique avec le récit du Pompon et de la Pomponnette. Mais il ne faudra pas se tromper dans les équivalences car je ne me prends pas pour Robert Grosseteste qui était un savant et un saint. Le véritable enjeu de cette aventure médiatique inopinée, ça n’est finalement pas le Cardinal Philippe Barbarin, ni modestement moi-même, mais un sujet qui nous dépasse tous, l’obéissance. L’obéissance est une nécessité, surtout dans l’Eglise, mais si elle est mal comprise et mal vécue, elle cesse aussitôt d’être une vertu et devient un moyen d’emprise de la part de l’autorité qui en est rendue fausse par le fait-même et un moyen d’abêtissement de la part du croyant qui est transformé de baptisé libéré par le Christ en sectateur qui consent à sa décérébration. Dieu attend de nous l’obéissance par amour d’hommes libres et pas un vil aplatissement servile. [1]
Encore une précision qui ne sera pas inutile à ceux et celles dont la compréhension ne serait pas totalement lumineuse. Dans l’histoire qui suit, Robert Grosseteste fait face au Pape Innocent IV. A moins d’être mal intentionné, on ne peut pas en déduire pour moi la moindre désobéissance envers le Pape François dont je reconnais dans la foi le rôle plénier quand il s’en tient au domaine précis que la doctrine chrétienne lui attribue. Mais venons-en au fait.
Le Memorandum de l’évêque Robert Grosseteste
Le troisième jour des ides de mai 1250, c’est-à-dire le 13 mai, à Lyon, vraisemblablement dans la primatiale Saint-Jean à moins que ça n’ait été à Saint-Just, l’évêque anglais de Lincoln, Robert Grosseteste (né peu avant 1170, mort le 8 octobre 1253), fut reçu solennellement en audience par le pape Innocent IV entouré de ses cardinaux. Robert qui était évêque depuis 1235 avait déjà participé au premier concile de Lyon en 1245 et s’y était déjà fait remarquer par ses analyses sur la situation de l’Eglise.
Lors de cette audience de 1250, comme il est dit dans les parchemins qui sont parvenus jusqu’à nous [2], assisté de l’archidiacre Richard d’Oxford, il remit au pape et à trois cardinaux le rouleau de son discours, non sans avoir « capté la bienveillance » et « suscité l’attention » de la part des grands personnages auxquels il désirait faire passer son message.
Il vaut la peine d’entendre la synthèse de sa présentation des maux de l’Eglise. Partant de la sainteté de la Trinité et de la mission de salut du Christ, il montre la vie sainte des apôtres sanctionnée par le martyre, et il en vient aux problèmes de l’Eglise (« sed vae, vae, vae ! ») [3] en citant les prophètes [4]. Il expose la défection et la multiplication des mauvais pasteurs ainsi que la limitation [5] du pouvoir pastoral des évêques par la Curie. De même, dit-il, que les bons pasteurs et leur développement avec la liberté dans le pouvoir pastoral sont la cause de l’expansion de la foi et de la religion chrétienne, sa diminution et sa disparition sont causées nécessairement par la multiplication des mauvais pasteurs et la réduction par la Curie romaine du pouvoir pastoral des évêques. Il montre clairement leurs vices [6]. Alors que les pasteurs devraient être de par leur charge comme la lumière et le soleil qui illumine et vivifie ce monde, en faisant le contraire de leur mission, ils y répandent de denses ténèbres et contribuent à sa perte en le rendant froid et corrompu.
Et c’est là que Robert Grosseteste, rare dans toute l’histoire de l’Eglise, [7] ne recule pas et montre que la cause de tout ce mal est la Curie elle-même [8]. Non seulement elle ne lutte pas contre le mal pour le dissiper et le purger mais elle le crée en distribuant les bénéfices moyennant finances. Les responsables de l’Eglise donnent la charge pastorale à des incapables, à des inexpérimentés et à ceux qui ignorent l’art du gouvernement. Alors que le siège de Pierre devrait être le soleil spirituel de l’Eglise, comme il n’accomplit pas sa mission, l’Eglise dépérit. Si le pape et les évêques, qui sont revêtus de la personne du Christ dont ils ont la charge d’accomplir les œuvres de lumière et de salut, n’accomplissent pas leur mission, ils se séparent du Christ et de son corps qui est l’Eglise. Ce dernier point est très important car si le pape et les évêques se séparent du corps de l’Eglise qu’ils sont chargés de construire, ils perdent par le fait-même la légitimité de leur autorité.
Robert donne quatre causes pour ce mal entretenu par le Siège de Pierre. Elles relèvent bien entendu de la situation de l’Eglise à cette époque dont le fonctionnement financier venait des bénéfices, système qui avait été totalement détourné de son but [9] . Primo, comme il l’écrit, à cause des exemptions pontificales des monastères qui empêchent les évêques d’y mettre bon ordre quand ils constatent des abus [10]. Secundo à cause du pouvoir royal qui empêche l’évêque de faire son travail. Tertio par la possibilité de l’appel à Rome et quarto au métropolitain dont les clercs fautifs se servent pour faire durer les procès et ne jamais être punis pour leurs exactions. On verra pourtant que ces constatations d’il y a 770 ans n’appartiennent pas tout à fait au passé.
La lettre 128 au pape Innocent IV [11] : « filialiter et obedienter non obedio sed contradico et rebello ».
D’après les chroniqueurs de l’époque, le pape ne fut pas content du tout et voulait sévir contre Robert mais comme il s’agissait d’un des plus grands et des plus saints savants de son époque, les cardinaux réussirent à calmer sa fureur. Cependant, Innocent IV Sinibaldi dut en garder un ressentiment car trois ans plus tard, il envoya une bulle comminatoire à l’évêque de Lincoln pour qu’il confère un bénéfice à son très jeune neveu Federico da Lavagna. La bulle que nous avons toujours, parfaite au regard du droit canon mais certainement pas à celui de la morale et de la théologie, ne laissait pas la possibilité de désobéir à Robert Grosseteste.
Robert était par ailleurs un évêque tout à fait obéissant au Pape [12] . Il va se surpasser dans la lettre 128. Il y explique que la sainteté du siège apostolique ne peut agir qu’en fonction de l’édification de l’Eglise et non pour sa destruction [13] . Or l’attribution autoritaire d’un bénéfice à quelqu’un qui n’est pas capable d’en exercer la fonction, uniquement pour qu’il soit doté financièrement, est un abus de pouvoir qui détruit l’Eglise. Et donc Robert écrit une formule immortelle : « je désobéis de façon très filiale et très obéissante, je m’oppose et je me rebelle » [14]. Il le fait en raison de son obéissance envers ce que devrait être la mission du Pape, pour l’amour de l’unité du corps du Christ et en raison du péché évident qu’est cette demande d’avantage financier pour un des siens. [15]
Qu’en est-il aujourd’hui ?
Cette histoire authentique, qui n’est pas connue en dehors du cercle des spécialistes, comporte des leçons pour aujourd’hui. Certes le système bénéficial a été supprimé mais l’exemption des religieux a traversé les siècles. Il est toujours aussi difficile pour un évêque, voire une conférence épiscopale, d’intervenir pour faire cesser des abus. [16] Les exemples sont légion. Lorsque les évêques parviennent à lancer, enfin, une procédure, il est très fréquent que de puissants protecteurs occultes de la Curie romaine fassent avorter le dossier. L’exemption s’est même étendue sans le dire aux Communautés dites nouvelles. Pour les plus importantes, notons les Légionnaires du Christ, le mouvement Néocatéchuménal, Communion et Libération, l’Opus Dei, les Focolari et le Renouveau charismatique International. Les deux scandales Vatileaks sont la partie visible de leurs combats feutrés au sein de la Curie romaine.
On peut continuer aujourd’hui à agir en toute impunité dans l’Eglise malgré les déclarations régulières du Pape François dans ses homélies du matin. Le système médiéval d’enfouissement des affaires dont se plaignait Robert Grosseteste existe plus que jamais. Quand le Pape François a voulu instituer un tribunal pour juger les évêques, la Curie tout entière s’est liguée pour faire avorter le projet et y est parvenue. Lorsque François a publié le Motu proprio « Comme une mère aimante », des mains expertes ont piégé le document de façon à le rendre inutilisable. Et dans le dernier Motu proprio « Vous êtes la lumière du monde », François n’a pas pu instituer une justice indépendante. Le traitement des affaires de couverture des abus dans l’Eglise se fait toujours comme au moyen-âge, de façon tout aussi médiévale, dans un appel à l’archevêque métropolitain. Les méthodes dénoncées à Lyon en 1250 sont toujours non écrites et en vigueur. Les cardinaux et évêques qui ont dans leur grande majorité couvert des faits d’abus de pouvoir, de viol de conscience, de crimes et délits sexuels ne risquent toujours rien. Tout cela est canoniquement parfait et irréprochable, tout comme l’était la bulle d’Innocent IV en faveur de son jeune neveu Frédéric [17] . Sauf qu’elle était immorale ! On constate encore l’abus du droit sous toutes ses formes par la Curie et l’épiscopat dans son ensemble pour justifier envers et contre tout, surtout contre l’évidence [18] , leur façon d’agir. Là aussi les exemples sont légion.
Le cauchemar d’Innocent IV et la possible victoire de Robert
Dieu protégea Robert Grosseteste des représailles d’Innocent IV. Il mourut avant que celui-ci, très contrarié, n’ait pu sévir contre lui. Dans sa Grande Chronique, Matthieu Paris raconte avec un réalisme tout médiéval les tourments de conscience du pontife : « un jour que le Seigneur pape, irrité outre mesure, voulait, malgré la désapprobation de tous les frères cardinaux, faire jeter les os de l’évêque de Lincoln hors de l’église, et le précipiter dans une telle infamie qu’il fût proclamé dans le monde entier païen, rebelle et désobéissant, il ordonna qu’une lettre contenant cette injonction fût écrite et adressée au Seigneur roi d’Angleterre. » Mais, la nuit suivante, Robert apparut au pape et lui planta son bâton pastoral [19] dans le côté en lui disant « Sinibald, misérable pape », « tu as reçu d’un œil orgueilleux mes avis salutaires », « le Seigneur ne souffrira point que tu aies désormais aucun pouvoir sur moi. » Innocent IV mourut l’année suivante.
Un point précisé par Robert n’a pas été développé, celui de la limitation du pouvoir pastoral des évêques par la Curie. C’est toujours d’actualité malgré la timide proposition faite par François d’une église synodale. Dans le peuple de Dieu, on espère et on attend cette Eglise davantage synodale. Il est évident que les successeurs des apôtres que sont les évêques en communion avec le successeur de Pierre ne peuvent plus continuer à gouverner l’Eglise de la façon monarchique médiévale qui est encore souvent la leur [20]. La révocation de ma fonction de Juge par le cardinal Barbarin et les onze autres évêques à sa botte de la région Auvergne-Rhône-Alpes en est une cuisante illustration pour ce qui leur reste d’amour-propre et de sens du ridicule. [21] L’opinion publique ne s’y trompe pas. Je ne sais pas de quel bâton je disposerais après ma mort pour aller le pointer à l’endroit juste ; en attendant, je ne regrette pas de suivre ma conscience et de constituer, par le fait-même, un aiguillon qui rappelle les autorités à leur devoir. [22] Je ne saurais pour autant confondre ma prise de tête avec ma hiérarchie avec celle de Robert Grosseteste qui était un saint et que les papes ont fait exprès de ne pas canoniser. [23]