Ce n’était pas une simple visite de courtoisie. La « Famille de Saint-Jean » a reçu un invité de marque, samedi 2 juillet, à l’occasion de la messe d’ordination de dix de ses prêtres à Vézelay dans l’Yonne, en la personne de José Rodríguez Carballo. L’archevêque jésuite espagnol, qui a fait l’objet de la première nomination à la curie après l’élection du pape François en mars 2013, est le secrétaire de la très sérieuse « Congrégation romaine pour les instituts de vie consacrée ». Cette instance appelée « dicastère », sorte de « ministère des religieux » au Vatican, est chargée des liens entre Rome et les différentes communautés à travers le monde. Et la présence de Mgr Carballo à la cérémonie annuelle d’ordination des « petits gris » de Saint-Jean aurait pu être le signe de relations apaisées avec une communauté qui fait l’objet d’un accompagnement spécifique, depuis septembre, par l’évêque émérite Mgr François Blondel.
Sauf qu’après le sermon et la séance photo sur le perron de la basilique Sainte-Marie-Madeleine, la visite de Mgr Carballo avait un autre objectif, confidentiel celui-là. La remise d’une longue missive signée de la main de Rome et particulièrement accablante pour la « Famille de Saint-Jean » : un document que Mediapart s’est procuré et rend public en intégralité.
Le Vatican y dénonce pour la première fois l’« indulgence suspecte », sur fond de justification doctrinale, des responsables de la communauté à l’égard d’« actes de pédophilie », d’emprise mentale et de violences en tout genre.
Secoués par [plusieurs scandales récents, les « petits gris » font l’objet de vives critiques depuis de nombreuses années, plusieurs proches de victimes les accusant d’avoir instauré une véritable loi du silence pour cacher les différents abus, y compris des autorités judiciaires.
Le courrier, daté du 22 juin et cosigné par Mgr Carballo et le cardinal-préfet brésilien Braz de Aviz, appuie clairement ces témoignages, dans une synthèse stupéfiante de quarante ans de la vie monastique d’une communauté dont le siège est en France. Sur six pages, le dicastère pointe le lourd passif des trois branches de la communauté – frères, Sœurs apostoliques et Sœurs contemplatives –, instituts juridiquement distincts, mais qui partagent le même fondateur. « Lorsque des fautes étaient connues, elles étaient traitées avec une indulgence suspecte et les conséquences graves que ces conduites avaient eues sur celles et ceux qui en avaient été victimes n’étaient absolument pas prises en compte. » Glissée en fin de courrier, la sentence de Rome est sans ambiguïté : la loi du silence s’est imposée comme une règle inhérente au fonctionnement de la « Famille de Saint-Jean » pendant des décennies.
Les émissaires du Vatican ne font d’ailleurs aucun mystère sur le nombre important de scandales – le terme est utilisé dans le courrier – qui ont émaillé la vie de la communauté. Ils évoquent ainsi, dans une liste à donner le tournis, la conduite d’un « nombre conséquent » de frères – sans préciser ce chiffre – concernés par des « actes de pédophilie pour quelques-uns », des « conduites gravement contraires à la chasteté pour d’autres plus nombreux », des « imprudences graves » (sans précision) et des « abus le plus souvent de jeunes femmes vis-à-vis desquelles ils étaient en situation de responsabilité ». Sont également cités des « actes homosexuels », sans dire s’ils étaient consentis ou le fruit d’abus entre frères.
Rome voit deux explications à ces comportements chroniques : un « déficit grave de formation » et de discernement des jeunes postulants et les « ambiguïtés de l’enseignement de l’amour d’amitié ». Cette doctrine, qui entretient le doute entre amour spirituel et charnel, est l’ADN de Saint-Jean depuis sa fondation par le père Marie-Dominique Philippe en 1975. Or, ce qui « reste une expérience humaine féconde pour fonder une réflexion philosophique, selon le Vatican, a dépassé le cadre légitime de cette réflexion ». Si cette situation « a pu conduire à une certaine confusion » dans les rangs de la communauté, elle a même évolué pour certains « petits gris » vers une « justification, plus ou moins affirmée, de conduites douteuses dans le domaine de la chasteté, l’amour d’amitié devenant alors une théorie sinon une idéologie ».
Pour le dicastère, cette justification des abus a été appliquée par les fondateurs mêmes de la « Famille Saint-Jean », qui compte aujourd’hui environ 600 membres (frères et sœurs compris). Les « déviances » du père fondateur de la communauté Marie-Dominique Philippe, « resté très (trop) longtemps quasiment le seul enseignant jusqu’à devenir même le “Maître” de la pensée », sont clairement évoquées. Le dicastère cite notamment les « conduites graves initiées puis menées dans la durée auprès de jeunes femmes sous l’autorité » d’un religieux décédé en 2006, dont les « manquements à la chasteté » ont été reconnus pour la première fois par sa propre communauté en 2013.
Est également signalée de manière imprécise, à travers « plusieurs témoignages » dont le nombre et la teneur sont tus, l’attitude de la sœur Alix, première supérieure générale des Sœurs contemplatives lors de leur création en 1982 et décédée en 2015. Ces comportements n’ont pu qu’avoir une forte influence sur le reste de la communauté compte tenu du fait que, comme le rappelle Rome, le père Marie-Dominique Philippe et la sœur Alix ont « toujours été l’objet » d’une « admiration sans réserve ».
« Cette attitude est maintenant du passé »
La « Famille de Saint-Jean » peut-elle réussir à s’extraire de cet héritage encombrant ? Oui, répond clairement la « Congrégation pour les instituts de vie consacrée », qui considère que les supérieurs actuels « sont maintenant très conscients des dérives et qu’ils ont réagi ». Il en va ainsi de la non-dénonciation des agressions sexuelles : « Le Dicastère reçoit le témoignage clair que cette attitude est maintenant du passé (…). L’Institut des Frères a reçu des règles très précises pour réagir immédiatement en cas de situations nouvelles. » De la réflexion sur le charisme de la communauté : « [Rome] se félicite de l’effort de clarification très précis et documenté qui a été initié sur l’enseignement de la morale et du thème de l’amour d’amitié. » Ou encore de l’accueil des postulants : « Les responsables ont pris des mesures claires pour la formation des jeunes. » Le Vatican formule également plusieurs pistes de réformes en incitant notamment Saint-Jean à échanger avec d’autres instituts et facultés catholiques.
Mais ce diagnostic interroge. Au regard même du nombre de scandales récents, peut-on clairement estimer que les pratiques internes ont évolué ? Le 28 avril 2016, un ancien prêtre a été condamné à 12 mois de prison avec sursis pour avoir agressé sexuellement un mineur et un majeur en 2009 et 2014. C’est la cinquième condamnation, en seulement quatre ans, d’anciens « petits gris » pour des actes de pédophilie en France. « En mars 2015, des procédures pour prévenir et définir la conduite à tenir en cas d’abus ont été diffusées en interne. Il a notamment été demandé à chaque prieur que ces procédures soient étudiées en chapitre dans son prieuré [réunion régulière avec l’ensemble des frères du prieuré – ndlr] », rétorque à Mediapart le frère Renaud-Marie. Et le vicaire général des frères de Saint-Jean de s’adresser solennellement aux victimes : « La communauté demande pardon à toutes les victimes et à leurs familles pour ses manquements et ressent une grande honte en face du péché de certains de ses membres. »
De même, suffit-il de reconnaître l’ambiguïté de l’« amour d’amitié » pour parvenir à se défaire de l’emprise de cette théorie ? « Une commission afin d’établir si des rectifications étaient nécessaires dans notre formation en morale » a été créée en 2013, répond la communauté.
Les responsables actuels, qui pour certains ont jadis participé à la loi du silence, peuvent-ils mener la réforme souhaitée par Rome ? Numéro un de la congrégation depuis 2010, le frère Thomas Joachim était ainsi numéro 2 des « petits gris » de 2007 à 2010, quand un prêtre qui a reconnu avoir « proposé à de jeunes adolescents de vérifier si leurs organes sexuels s’étaient bien développés » à Abidjan a été exfiltré vers la France en 2008. À l’époque, le responsable du monastère ivoirien n’était autre que le frère Jean- Polycarpe, qui est aujourd’hui prieur à Rimont, le siège de la communauté. Sollicité par Mediapart, le frère Jean-Polycarpe n’a pas pas retourné nos questions. « C’est sûr qu’aujourd’hui la Communauté n’en resterait pas là. Il y aurait déclenchement de notre commission d’enquête et un signalement à la justice », reconnaît le vicaire général.
Il y a enfin ce que le long courrier émanant de Rome ne dit pas. Notamment de l’attitude du Vatican et des évêques pendant plusieurs décennies. Longtemps, Mgr Séguy, évêque d’Autun de 1987 à 2006 et, à ce titre, chargé du suivi des « petits gris » pendant près de deux décennies, a considéré les dérives de la communauté comme un sujet sans importance : « Je ne vais tout de même pas passer mon temps à répondre à votre matraquage épistolaire concernant une affaire qui ne me regarde que très indirectement », répondait-il, par écrit, à une famille dénonçant des dérives en 1997. Mais face à la multiplication des témoignages, l’évêque a fini par émettre en 2000 une monition canonique (avertissement adressé à un clerc qui se trouve dans l’occasion prochaine de commettre un délit, ou sur qui pèse, après enquête, un soupçon grave de culpabilité) critiquant le manque de formation des futurs prêtres de Saint-Jean et mettant « très sérieusement en garde contre toute forme de pression et de contrainte psychologique affective ou “spirituelle” ».
« Le Vatican est informé depuis encore plus longtemps, reprend Laurence Poujade, passée chez les Sœurs apostoliques de Saint-Jean de 1992 à 2002. Des documents montrent que le cardinal Hamer, chargé des instituts de vie consacrée auprès de Jean-Paul II, reconnaissait dès les années 80 le comportement déviant du père Marie-Dominique Philippe. » Celle qui dirige aujourd’hui l’association d’accompagnement de victimes d’emprise mentale Sentinelle juge que « l’heure des comptes a sonné » : « On n’a jusqu’ici fait aucun cas des témoignages de victimes. Ils étaient simplement réputés être des cas isolés. »
Les exemples de la complaisance de responsables ecclésiastiques à l’égard de la communauté sont par ailleurs légion. En octobre 2004, monseigneur Joseph Madec et monseigneur Gaston Poulain prenaient ainsi publiquement la défense des frères de Saint-Jean mis en cause par des témoignages de victimes. Chargés d’accompagner les « petits gris », les deux évêques, aujourd’hui décédés, dénonçaient ainsi sans nuance des accusations qui « ternisse[nt] ainsi l’image de jeunes religieuses et religieux qui, avec leurs richesses et leurs fragilités, donnent généreusement leur vie pour l’amour du Christ et des hommes » (lire leurs déclarations).
Le 2 septembre 2006, pour les obsèques du père Marie-Dominique Philippe à Lyon, c’est le cardinal Barbarin qui se lançait dans une homélie dithyrambique en l’honneur du fondateur de Saint-Jean. Le long discours dressait un portrait élogieux de celui qui a régné pendant quatre décennies sur la communauté (en intégralité ici). Mais Barbarin s’est bien gardé ce jour-là de mentionner les éléments les plus sulfureux de son parcours, évoquant seulement les victimes au détour d’une allusion floue et culpabilisante : « Parfois ce cœur de père [Marie-Dominique Philippe – ndlr] a fait confiance, trop confiance, à des êtres encore fragiles qu’il aurait fallu accompagner de près et peut-être éprouver, des frères qu’il aurait fallu écouter davantage, pour un discernement plus juste. »
La communauté Saint-Jean a ceci d’emblématique du silence de l’Église qu’elle est à l’origine de la création de l’une des premières associations de proches de victimes de dérives sectaires dans les communautés catholiques en France. En 1998, une poignée de parents de frères et sœurs de Saint-Jean fonde l’Avref, pour aider les victimes des dérives de mouvements religieux en Europe et leurs familles. C’était il y a 18 ans, exactement.